J’ai désormais la tête à regarder au-delà de moi. Et je m’aperçois que le monde a encore un peu changé en deux ans… Hey, ça non plus ça n’y était pas ! Où est passé le magasin de… ?

— Où étiez-vous passé, vous ?

— Dans l’antichambre de l’Enfer.

— Et pourquoi au fait ?

— Vous n’aviez pas lu les journaux à l’époque ? Je veux dire : la première fois. J’avais secoué la ville. Un bon quart de page.

— Oui mais il y en a eu d’autres après vous. On vous avait oublié. Qui êtes-vous déjà ?

— Je ne suis donc même plus un nom dans le petit monde de l’horreur ?

— Non. Vous avez eu votre heure, votre accès de célébrité, fièvre volatile, mais regardez encore les nouvelles d’hier …

— Nan, c’est bon, j’imagine …

… En fait, je sais ce que j’ai fait mais plus exactement pourquoi je l’ai fait, c’est si loin …

Si loin … que je ne connais même plus cet homme, moi paraît-il, qui sortit un jour du monde, en rentrant dans cette enclave intemporelle. Je ne sais même plus qui est cet homme-là qui en est ressorti pour la deuxième fois et qui recroise les rues de cette ville, sans que ni l’un ni l’autre ne se reconnaissent.

Je reconnais la façade de ce café, je vais m’y réchauffer.

La porte grince. A l’intérieur il n’y a pas foule ; quelques habitués sûrement, qui, plongés dans l’alcool et les discussions, en oublient de s’ennuyer. Le patron est toujours le même ; je redoute en même temps que j’espère qu’il se souvienne de moi et me questionne. Ainsi, mâchouillant mes réponses, je travaille déjà ma posture sans savoir si je ressens du plaisir ou de la gêne. Je suis sans doute un peu de ceux qui jouissent d’étaler ce qu’ils tenaient à garder secret une minute avant.

Je m’assois dans un coin de la salle, près de la vitre pour pouvoir regarder les gens passer sous l’eau, ayant autant de mal à ne pas le qu’à les regarder, et jouer mon rôle d’aventurier solitaire qui ne demande rien d’autre que ce qu’il payera.

Quelques instants plus tard :

— Oui ?

— Un café, s’il vous plait.

Une fois tout ceci mis sous tubes digestifs, silencieusement, en écoutant les racontars en puzzle des citadins présents, je simule une quelconque occupation pour ne pas les flatter s’ils comprenaient que j’essaye de violer l’antichambre privée de leurs dialogues, timide voyeur ; mes appels restent muets, ce n’en sont pas, et pourtant s’ils pouvaient quand même faire comme si. Qu’ils m’immergent dans leur quotidienneté, me donnent un lopin de terre où reprendre pied. Savoir juste de quoi vivre là-dedans. Qui est mon contemporain ? Comment vit-il, qu’est-ce qui l’amuse, l’agace, quelles sont les formules qu’il ânonne pour coller un esprit sur sa surface vierge ? Est-il si fidèle à ce que j’ai vu du loin de ma lucarne ?

Finalement, lassé, les minutes deviennent si distantes les unes des autres, personne ne viendra me parler, que je règle mon dû et sors. Je suis à peine rentré comme un mirage.

— Où vais-je, maintenant ?

Bien sûr nul ne me répond, aucun maton ne me le dira, je suis dans le besoin parfait, le monde est creux sous son aspect réel, je visite du vide parfois coloré, tellement longtemps, inanimé et résistant, est-ce ça le choix ? Organiser quoi ? Combiner quels éléments ? Je préfère tout de même cet embarras ! « Bon, puisque je n’ai pas d’idée je vais me trouver un endroit où manger pour tenir la nuit », me dis-je à moi-même. Et

si

je me mettais assis au milieu de tous et attendais que l’on vienne m’enguirlander, qu’une bonne conscience ne vienne me secourir sous les points de vue partagés de nos spectateurs, j’aurais pu parler à quelqu’un…

ou

jouer le malaise, trouver n’importe quel prétexte, si peu glorieux, plus tard l’orgueil ?

Va te coucher, plutôt que de penser n’importe quoi.