La nuit a été profonde. J’y ai dormi comme un loir dans son immensité sans bornes. J’ai rêvé en trois dimensions, avec de longues perspectives et des hauteurs incroyables pour rivaliser de grandeur avec la réalité. J’étais petit, minuscule, gravitant entre les murs sans aucune détermination. Et j’aurais voulu rire des murs si grands à l’air hagard et pataud, mais malheureusement je dormais trop profondément pour jouer les scénaristes. La nuit m’a emporté, je m’y suis laissé faire. Je me suis niché dans cet asile hospitalier mais les lendemains déchantent. On me pousse à partir et ce matin, je suis là dans la chambre. J’ai vécu dans un monde secret quelques heures à vivre égoïstement, et le monde à partager, toujours dans la même continuité permanente, est resté le même : les draps défaits, la couverture est tombée par terre, sur le plancher. Les oiseaux s’époumonent sans raison dehors.

J’ouvre les volets : déjà, il fait moins moche aujourd’hui, la pluie a laissé place à la grisaille et les toits aux tuiles nuancées coiffant les murs de gris de Paris (ça rime, ça colle ensemble au-delà des mots), brillent sous l’impact des quelques rayons solaires qui ont transpercé la muraille cotonneuse. Plus bas, les portes et les fenêtres s’ouvrent et se referment de manière aléatoire, laissant entrer ou sortir des hommes miniatures qui se déversent dans les rues. Accompagnant leur mouvement, des automobiles se suivent le long des routes bitumées, émettent quelques lumières, rugissent ou sifflent pour signaler l’agacement de leur conducteur. Le tout paraît régi par un ordre incohérent, des mouvements imprévisibles jusqu’au plan inexistant faisant alterner des rues d’une droiture sévère à des chemins biscornus qui zigzaguent entre la disposition hasardeuse d’immeubles accolés les uns aux autres. C’est une capitale française, et en son sein se détache une multitude de petits ensembles distincts. On dirait une composition irrationnelle ou un hasard organisé. Quelques dispositions pourtant, viennent régler l’ordre dans ce capharnaüm : des panneaux contraignants et des feux qui régulent le débit sur l’asphalte, permettant aux engins et aux hommes de ne pas se croiser perpendiculairement sur les zones pacifiques délimitées par des lignes blanches. A l’ouest, la densité du savant enchevêtrement de lignes droites et de formes végétales venues atténuer l’omniprésence des premières, laisse place au vide, puis de nouveau les lignes droites reprennent leur prépondérance fière en de longues parallèles sur lesquelles des voitures passent régulièrement dans le silence et la lenteur d’une indifférente majesté qui font d’eux, véhiculant sur leur carcasse quelques reflets de leurs destinations lointaines, des rêves lointains.

Pour ma part, il va falloir que je prenne un bain de lumière pour me laver de mes idées noires, de mes pensées de captivité, un bain de foule pour rentrer dans la masse et perdre le poids de mes mauvaises pesées, quand la balance a penché dans un sens où elle n’aurait pas dû. Il faut que je tire un trait sur ce sombre épisode de ma vie, même s’il a la taille d’un roman-fleuve. Car je suis comme un enfant dont on dit “il a vécu” pour dire qu’il connaît les malheurs de la vie avant d’en avoir sucé la moelle délicieuse, mais j’ai “vécu” sans rien faire : le quotidien de ma retraite n’était que du remplissage de temps ! Pas d’avenir, pas de projets ; que des horaires, des activités, une garderie pour sales gosses. Il faut vraiment que je tire un gros trait dessus, que je me libère en moi-même, enfin. J’avais cru que ce serait plus facile que ça de couper les ponts avec la prison ! C’est dur… Surtout quand c’est un pont d’acier, de brique et d’absence comme le mien. Les chaînes invisibles ne tombent pas.

Allez, un bon bain d’eau jusqu’à couler tout ça, à laver le sang au plus profond possible, le diluer dans des litres et des litres de liquide, la mort d’un puceron dans un océan, la dissolution de ma faute. J’ai l’impression qu’ayant beau le laver, mon poil sent toujours les chaînes ; que mes yeux reflètent sans cesse l’ombre des barreaux ; il faut en finir !