Finalement, une forte pluie ayant suffi à me détourner paresseusement de mon envie de courir pour me défouler, j’eus envie de lire le journal car cela faisait quelque temps déjà depuis ma sortie que je n’avais lu, ni entendu, ni vécu, aucune nouvelle, évoluant dans mon propre monde fait d’absences, de manques et d’incertitudes. Evidemment je cherchai dans les malheurs que les médias rapportent au jour le jour, une consolation à mon énervement encore indigéré, et je mesurai l’intensité de ma colère à l’engouement que je manifestai pour les pages internationales : là où l’on trouve du bon gros malheur qui tache, bien trop loin pour nous atteindre, et dont je n’ai rien retenu, en touriste à peine curieux. Donc, j’ai lu comme ça, en oubliant peu à peu ce fait négligeable, jusqu’aux prochaines retrouvailles que je savais inéluctables, dans son bureau. J’avais cru tout lire et allais jeter le journal dans une poubelle quand un nom attira mon attention : celui du juge qui officiait pendant mon procès (ou du moins le procès : il n’y a aucune gloire à s’approprier un tel événement, même si cela reste le dernier sujet d’orgueil du condamné : avoir bien donné du fil à retordre à la justice, s’être bien défendu). Gros titre, pages locales, celles que j’ignore à chaque fois pour ne pas m’émouvoir de tous les compagnons à poils que l’on décolle des roues de voitures… Il était impliqué dans une affaire de fausses factures, de pots-de-vin, fraude fiscale, c’était encore à prouver (c’est à dire que le journaliste n’en savait pas beaucoup à ce stade et qu’il extrapolait pour avoir de quoi remplir ses colonnes), mais on le déchargeait provisoirement de ces fonctions dès aujourd’hui. Un juge. Mon juge. Le procès commencerait bientôt, il était mis en examen, et son avocat… pas possible, lui aussi ! Le tout jeune avocat commis d’office qui m’avait défendu lors… Je posai le journal pour retrouver le fil de ma pensée. Mon juge jugé, et défendu par le même avocat. Qui a dû faire bien du chemin depuis…

Un homme. Le juge n’est rien qu’un homme pas au-dessus des autres, sans reproche, mais avec nous les pieds sur la même terre. Et parfois les donneurs de leçons sont les pires car ils s’écoutent parler mais ne s’entendent pas. Représentant de la société qui m’avait condamné – à raison du reste, je ne reviens pas dessus – le voilà qui passait à son tour du côté des accusés (ça devait être très dur de retrouver ses pairs à sa place !)… et c’est cette société qui se retrouvait accusée avec lui… Défendu par la même personne… Quelle justice, quelle farce que tous ces efforts ! Et le juge du juge ? A quand son tour ? Défendu toujours par le même avocat, qui à force de défendre tout le monde ne défend plus que des noms, au mépris de la justice elle-même, juste pour gagner sa vie. Qui, à trop défendre le Diable, se retrouve lié à lui, et finit par défendre sa cause. Y a-t-il une conscience derrière tout ça ? Et c’est moi qui peux me permettre de dire cela !? Et pourquoi pas ? Ne suis-je pas “quitte” ? Suis-je condamné à vie à ne jamais pouvoir juger à mon tour ?

On aurait dit que le monde se retournait, tout perdait ses repères… Accepter la légitime condamnation par quelqu’un d’irréprochable, d’accord, mais quoi, se retrouver jugé par des… hommes, rien que des hommes, c’est tellement évident qu’on l’oublie. Ils ne sont pas mieux, tous, les uns que les autres. Mais quel trouble…

Combien de jours déjà ? Ils se succèdent, sans différence, et seuls les dimanches m’offrent un repère stable. Dimanche jour du Seigneur.

Hier (on est donc lundi c’est vrai ! Il faut que je retourne à l’agence où le même minable m’attend et devra encore me servir… et moi le supporter), je passai devant l’église et, regardant le clocher, main tendue vers le ciel avec sa montre au poignet qui rythme nos vies ou compte les secondes qui nous séparent de la direction que nous indique la flèche, on ne sait trop, je me souvenai du vieux père qui nous enseignait à l’école, dans le grand jardin d’innocence à peine entamé par l’entourage du mal mais où les mauvais caractères sont déjà en éclosion. L’amour, disait-il, l’amour, et je comprends à quelle chimère il pouvait se référer, et pourquoi les mains sont toujours tendues vers le ciel, même si elles ne reçoivent rien, ou la pluie parfois car de l’homme… au moins leur reste-t-il l’espoir. Il n’a jamais parlé du Jugement Dernier, pourtant on y a fait référence dans le même livre où l’on parle de l’amour. Son amour devait englober tous les hommes, au-delà de leur dû et de leur mérite. Chacun aurait ce qu’il ne mérite pas : l’amour inconditionnel. Voilà la belle leçon, mais tout ça à la fin des temps. Et encore ce n’est pas sûr, si ce n’était que l’œuvre d’un idéaliste poète ? Et dans l’intervalle que pourra-t-on juger, nous autres, entre simples hommes, tous coupables potentiels ?

Pourrai-je dire ça aux autres, ceux qui m’entourent : « vous êtes tous aussi coupables que moi, et pour un peu c’est moi qui vous jugerais si je n’avais pas dévié plus tôt que vous, simple question de temps et d’occasion … » Je doute qu’ils comprennent et qu’ils veuillent m’écouter…