Nous sommes réunis dans une salle, une quinzaine de camarades. Après deux heures déjà de discussions parfois houleuses, mon “affectation” est à l’ordre du jour.

Jeanne prend la parole. Ce qu’elle dit me terrasse de surprise. D’habitude, je n’existais pas pour Jeanne. Elle me disait bonjour, mais ne m’accordait jamais un regard. A ses côtés, je me sentais peu à peu perdre toute consistance, me dissiper dans l’air, fait de sucre plongé dans l’eau de son ignorance. Dès qu’elle approchait je me sentais devenir idiot (bien que je n’aie rien dit – ou pour cela ?), immature, sans intérêt. Et ce sentiment disparaissait comme l’odeur d’un parfum s’affaiblit après le départ de la source de diffusion, quelques minutes après son départ. Ce n’est pas qu’elle soit magnifique ou brillante dans ses analyses – je ne sais pas ce qu’elle a de plus que les autres – sans doute rien – et pourtant elle me tétanise. Il se peut parfois que j’aie envie de me faire valoir entre hommes, que je me mêle au jeu de coqs des débats politiques ou des démonstrations de courage ; sa présence m’inhibe totalement. J’aimerais exister et je ne suis rien. Là, j’ai la preuve que Jeanne connaît mon existence. Et bien, même ! Peut-être mieux que tous les autres, puisqu’elle est en train de dire à haute et intelligible voix ce que je pense. J’aurais sans doute préféré le dire moi-même, puisque cela me concerne, mais bon. 

— Si le camarade n’a pas envie de rester un prisonnier et représentant des prisonniers, je ne vois pas pourquoi on l’obligerait. Tu ne vas pas lutter contre l’aliénation du peuple en commençant par aliéner ses propres libérateurs ! Il n’a pas à se mouler dans la vision qu’on a de lui.

— Mais il a acquis en prison une expérience utile permettant aux gars de l’écouter. Sa place est aux côtés du G.I.P.

— Il peut très bien apporter son expérience acquise en prison en s’établissant sur le plateau du Larzac ou à Millau. Toutes nos luttes convergent : ouvriers, paysans, prisonniers, jeunes, femmes, immigrés… tous les visages de l’exploitation bourgeoise, reprend Jeanne avant de se faire couper la parole.

— Et comment crois-tu que des gens dupés depuis des siècles par la réaction vont accepter un tôlard qui va leur faire peur ?

— Ils ont bien accepté des jeunes cet été, dans leurs fermes. Des jeunes qui ne leur ressemblent en rien, et ils sont peut-être plus ouverts que toi, camarade !

— Et je ne suis pas obligé de mettre mon casier judiciaire sous le nez de tout le monde, rajouté-je.

Victor me regarde avec dureté. Il semble, à son agacement, que la période des cent échanges de palabres fleuries, l’exaspère et qu’il va devoir y mettre un terme.

— Je ne sais pas pourquoi tu es ici, camarade. Tu n’as pas à participer à une discussion où il est question de ton sort.

— Justement…

— Justement rien.

Il regarde alors durement Jeanne, qui comprend instantanément qu’elle a été trop loin, trop libre, et qu’elle devra payer, non seulement de m’avoir défendu mais aussi pour la teneur individualiste de sa défense.

— Nous sommes des outils. Aucun de nous n’est un individu. Ces idées d’individualisme sont de la pure poudre aux yeux bourgeoise, héritée de 1789. Nous sommes au service du groupe. L’avant-garde ne peut pas se permettre de tanguer au gré des envies de l’un ou de l’autre. La liberté de chacun de nous est corrélative de la discipline, et quiconque viole les règles ou les remet en question, sape l’unité de notre groupe. On ne fait rien avec des gars comme toi, puisqu’à force de réfléchir à courte vue, la réaction peut toujours les embrouiller, le “responsabiliser” au service de l’ordre et contre la révolution. C’est de la graine de communiste, tout ça.

— Le camarade a une conscience éclairée et toutes les souffrances qu’il a endurées lui permettent de ne pas être soupçonné. S’il sent que c’est dans l’Aveyron plus qu’à Paris qu’il sera le plus utile, il faut le laisser. Un homme qui ne croit pas à sa tâche la réalise moins bien, s’acharne mon avocate.

Les deux raisons qui s’opposent sont sans doute aussi vraies l’une que l’autre, mais par absence de réponse – c’est à cause de cette règle latente du dernier qui a parlé qui emporte la décision, que nos réunions durent si longtemps – de Victor, c’est Jeanne qui l’emporte. Provisoirement :

— De toute façon il faut voir avec le Comité Larzac de Paris. C’est eux qui diront s’ils ont besoin de lui là-bas.

— Nous avons eu des histoires avec les jeunes de cet été. Au campement qu’ils avaient établis ça a terminé dans une ambiance exécrable, striée de petites querelles juvéniles qui ont exaspéré tout le monde. Je pense que le camarade, avec sa maturité, (comprendre mon âge plus avancé que des lycéens) rassurera plus.

Les dés sont jetés. Jeanne m’a défendu jusqu’au bout. A tenu tête au chef. Héroïquement. Comme un acte d’insubordination grave. Pour moi dont elle n’a que faire. Gratuitement. Ou pour des raisons politiques que j’ignore.