Je n’ai levé les yeux que deux fois dans le hall de la station. La première pour demander un ticket à la guichetière, la deuxième, pour lire l’heure de ma présence sur l’horloge, cette deuxième vers une hauteur insoutenable, dans la direction d’un plafond inutilement éloigné de ma petitesse. Alors, évidemment l’espace m’est monté à la tête, des flux sanguins sont venus alimenter mon trouble, et je suis allé vers les quais asphyxiants d’oxygène. Comme elle se présentait à côté, j’ai empoigné la rampe des escaliers donnant vers les quais et suis monté à tâtons, chaque petite ascension de mon corps sur la marche suivante étant accueillie par mon cerveau comme un coup de marteau, soulevant ma valise peu à peu jusqu’en haut. Puis je suis arrivé au bout, j’ai marché mécaniquement, concentré sur l’unique information nécessaire alors : être sûr d’avoir pris (la ligne là encore dans) le bon sens, Etoile. Ou devrais-je dire Charles de Gaulle-Etoile, puisque le vieux général a eu sa place et son arrêt ; on ne lui aura pas tout pris en 1969.

Revenu à la lumière, j’ai largement ressenti cette impression que le monde se dilatait en silence et qu’il semblait élastique, prêt à s’enfuir sans moi. Les sons ne me parvenaient plus, je me figurais des paravents invisibles qui venaient en empêcher la transmission quand j’avais besoin de repères pour croire à la réalité. J’ai suffoqué, me suis assis instinctivement sur un des sièges du banc en plastique, et peu à peu l’habitude de ce décor vint ramener les extrémités à la raison, raidir les lignes droites, immobiliser les murs et répandre à nouveau les sons sans aucune clôture, bien qu’il n’y en ait que de lointains à peine audibles.

Heureusement que le métro sent toujours autant : j’ai l’impression que l’odeur de la prison s’échappe de mes vêtements et qu’à cause de cela les gens pourraient savoir d’où je viens. D’ailleurs, les voilà, les gens. Car si tout d’abord j’étais seul pour regarder les autres, de l’autre côté du fossé, en pensant à un zoo (le monsieur était un phoque, la grande dame sèche la gazelle capricieuse, un enfant qui sautait en émettant des petits cris à chaque réception, un kangourou), d’autres animaux sont venus me rejoindre de mon côté. Nous attendons dans le silence. Rien dans le noir du tunnel. Alors c’est stupide mais cela m’occupe de regarder ces parallèles métalliques dans l’attente d’un mouvement, d’un roulement bruyant, d’une preuve quelconque que la vie avance. Les rails sont sales, jonchés de détritus : ce n’est pas que les sous-sols de Paris sentent en fait, ils puent. Et les hommes viennent s’y amasser volontairement : pas des phoques ou des gazelles ou des kangourous, des cochons grandiloquents. Mais au moins, ici, ça ne sent pas le Cresyl. Est-ce que cela suffit pour que les cycles métro-boulot-dodo des gens bien comme il faut, soient considérés comme plus désirables (à une échelle plus grande que celle d’un bâtiment pénitencier) que la vie de ceux qu’on enferme en marge de la société ?

La rame de métro apparaît alors précédée de son sifflement annonciateur. Les autres passagers sont nombreux sur le quai maintenant et pourront s’installer où bon leur semble, alors que moi j’étais arrivé plus tôt, j’étais premier… [Et quoi ? J’aurais plus de droits qu’eux, fort d’un statut de primo-arrivant ? C’est ridicule.]

Parfaitement… Allons, il faut y aller, poser ma valise dans un coin pour qu’elle ne gêne pas, de même pour ma personne, dans un wagon pourtant à moitié vide. Quelques journaux épars que des mains froissent un peu en les tournant, une dame pas trop belle qui semble somnoler à moitié déjà dans l’Au-delà. Puis le paysage défile et se perd rapidement dans un tunnel juste après la station Saint-Jacques. C’est peut-être une meilleure transition pour moi : la liberté foisonne là-dehors. Je suis dans un espace clos d’où je sais que je peux sortir mais d’où je n’envisage même pas cette possibilité, car une fois dans la rame ce n’est plus pareil : celle-ci perce le vide et le monde peut bien s’effilocher dehors, on est protégé, ayant un point d’appui solide et pourtant mobile autour de soi. Enfin, après six minutes de protection, j’aurai un peu plus envie de me risquer à sortir prendre la correspondance et j’espère qu’aucun malaise ne sera plus possible.

Correspondance à Montparnasse pour rejoindre la ligne 12 et, quelques stations plus au nord de Paris après, me voilà dans le quartier de ma jeunesse, le trac au ventre. Si je n’y allais pas ? Il suffirait que je retourne dans le métro et reparte… Pour aller où ?

J’appréhende de voir les yeux du père se poser sur moi, sans bouger, sans rien dire, comme d’habitude. A peine se demanderait-on s’il respire encore. Toute sa force est dans le fait qu’il paraît inébranlable. Un bloc sur lequel on se cogne. Toujours papa attend, pousse à la faute, ne s’empresse jamais, on la commet. Il est tapi comme le crocodile près de la rivière : on finit par avoir soif, il mord. Toujours pareil, implacable. Ou les sanglots de maman, ce qui est peut-être pire.

Peut-être tout cela a-t-il changé. Il va pleurer aussi, maman sera forte, elle parlera de demain, elle m’aimera comme au premier jour. Le fils perdu est de retour, une conduite toute propre, toute nouvelle. Regardez-le n’est-il pas mieux après toutes ces années ?

Comment puis-je être aussi con ?

Je ne serai pas le fils retrouvé et peut-être qu’il ne dira rien, elle n’aura pas demain tout prêt à emporter. Je ne supporterai pas leurs jugements mais d’un autre côté je ne suis plus digne de leur amour. Et l’idée de leur pitié me blesse. C’est la honte sûrement le plus dur à surmonter.

Mais où ai-je puisé le courage de faire route vers eux ? Bien, qu’importe… Elle n’attend que ce jour-là. Ce serait trop facile de ne pas y aller. Beaucoup trop facile d’être un lâche… après tout ce…

De toute façon, je suis maintenant dans le 18ème. Une fois à pied, je m’aperçois que le quartier de ma jeunesse n’a pas trop changé, pas comme la première fois où j’avais dû presque demander le chemin à un passant bien que les rues n’eussent pas pu bouger. Mais je m’y sens pourtant de nouveau comme un étranger qui vient pour la première fois chez lui, avec la chair de poule de ne plus exister au présent, pas même ici où je pourrais égrener mille souvenirs de mes jeunes années.