J’ai beaucoup parlé avec les camarades-détenus « politiques » – quelle idiotie que cette distinction ! Aux fous près, tous les détenus ne sont-ils pas politiques, car créés et reproduits par le Système, qui en sauve quelques-uns, pour mieux justifier la condamnation des autres ? – lors de ma deuxième incarcération en leur compagnie. Je n’ai pas lu beaucoup de livres politiques, presque rien, je n’aurais sans doute jamais une connaissance très livresque du socialisme. Ce n’est pas plus mal, ont semblé me dire les camarades-détenus de La cause du peuple.

— On a besoin de Sartre pour donner une visibilité à la lutte, me disait dans notre cellule un camarade de lutte. On a besoin du prestige de Sartre, donc de la philosophie qui a donné son prestige à Sartre – arme forgée par la bourgeoisie utilisée contre elle-même – mais le vrai révolutionnaire, c’est toi, camarade ! Lorsque tu sortiras, toutes ces années passées dans ces conditions inhumaines doivent devenir des armes, une expérience à utiliser contre ceux qui t’ont enfermé ! Tout ce que tu as vécu, tu dois le transformer en connaissance brute et forte, capable de rendre au centuple ce qu’on t’a fait. « Pour un œil, les deux yeux ; pour une dent, toute la gueule ! », cria-t-il alors près de la porte, de manière à ce que le couloir puisse l’entendre, derrière la porte aveuglante.

Et puis il rajouta, pour moi seul :

Ceux qui n’ont pas la possibilité d’entrer dans une école peuvent également apprendre à faire la guerre, et cela en combattant.

Mao Zedong, Petit livre rouge, XXXIII. L’étude.

Ainsi, enfermé et désœuvré, j’ai beaucoup discuté. Maintenant que je suis sorti, je voudrais que la parole sorte de terre et coule en actes. Du coup je vais prochainement retrouver les camarades de l’ex-Gauche Prolétarienne – toujours clandestine depuis son interdiction en 1970 du fait des « lois Marcellin » – bien que je sois retourné en cabane en les suivant dans leur aventure. J’irai moi aussi clandestinement, puisqu’il n’est aucunement question que la famille le sache. Mais l’amitié nouée avec Jean-Pierre [Le Dantec] et Michel [Le Bris], et la sorte de responsabilité commune qui pèse sur nos épaules, m’exhorte à continuer la lutte à leur côté. Au risque d’y retourner. Il n’y a que les déserts qui ne risquent pas de brûler.

Pourtant. J’ai appris au contact de Michel – qui, je trouve, y a un statut à part, de par sa personnalité et ses goûts – combien les autres camarades peuvent être obtus et mus par une ferveur quasi-inquisitoriale. Celle-ci en fait des êtres fermés et outrageusement rigoristes ; même lorsqu’ils se laissent aller à la joie, parfois au plaisir, n’allons pas parler de bonheur – ce serait déclencher des rires pointus et cassants –, ils le font avec un esprit de repentance permanent, en fraude, la honte peinte au cœur. Michel, lui, nous parlait de littérature, de musique et surtout de jazz, puisqu’avant de rejoindre les camarades, il était critique dans une revue de jazz. Lorsque je l’ai connu il était directeur de La Cause du peuple et n’a jamais renié, d’ailleurs, sa première activité. Ses cours de jazz improvisés à la cantine, étaient une bouffée d’air frais, un voyage, une escapade immobile au sein de notre univers carcéral. Cette musique n’est-elle pas un immense cri de libération d’une population encore dominée par les blancs impérialistes des Etats-Unis ? J’aimerais défendre à ses côtés une vision du maoïsme plus riche. Je ne connais pas assez les camarades qui militaient au sein de « Vive la révolution ! » et le maoïsme libertaire qu’ils défendaient avant de se dissoudre [en avril 1971]. Pourtant a priori leur sensibilité à la liberté aurait pu me séduire. Sans doute n’étaient-ils pas aussi rétifs au plaisir que la mouvance de la Cause du peuple ou de la Nouvelle Résistance Populaire ? Si on vit aussi de tirer la force de quelque chose qui nous dépasse, n’a-t-on pas besoin d’art et de beauté pour être pleinement hommes ?

Une armée sans culture est une armée ignorante, et une armée ignorante ne peut vaincre l’ennemi.2

« Le Front uni dans le travail culturel » (30 octobre 1944), Œuvres choisies de Mao Zedong, tome III, repris dans Le « Petit livre rouge » (1967).

(Moi aussi j’ai fini tout de même par lire le « petit livre rouge » de Mao, qui est fait pour éduquer simplement les masses, donc moi, et leur offrant une source d’inspiration portable et efficace)

Mais je ne sais pas si je souhaite militer sur Paris. Refaire les mêmes choses aux mêmes endroits. Sortir de la grande ville me tenterait bien. Je n’ai jamais connu qu’elle : Paris, ses lumières et ses ombres. Et puis ce que font les camarades du Larzac m’attire. La grève de la faim des non-violents, commencée hier à La Cavalerie m’intrigue. J’en ai bien fait une, mais celle-ci me paraît différente. Plus universelle. Plus visible. C’est assez nouveau pour moi. Cela ébranle déjà les quelques fines certitudes qui existaient en moi. C’est ridicule : des hommes vont arrêter de manger. Quoi de plus absurde ? Même en appelant ça un jeûne. Et les médias en parlent. Parce que cela choque ce vieux fond ridicule et mielleux qu’est notre humanisme. L’homme inhumain pris dans la toile de ses sentiments. Son vieux fonds de bienveillance réveillé par la violence faite par ces gens sur eux-mêmes. C’est donc réussi. Je m’en suis ouvert à quelques camarades, qui n’ont pas eu l’air d’avoir envie d’avoir entendu. Et cependant, je n’ai pas fait comme si je ne l’avais pas dit. Changer d’air, ce serait une idée ! Que je qualifierais de bonne. De plus, je n’ai pas les moyens de me prendre un appartement sur Paris, et je ne me vois pas militer au nez et à la barbe de mes parents et de ma sœur tout en vivant chez eux. M’exiler dans l’Aveyron me serait sans doute bénéfique. Mais les dirigeants le comprendront-ils ?