Je lègue à mes enfants
Un immense devoir :
Reprendre pied
Revivre
Achever chaque soir
La tâche du matin
(…)
Je lègue à mes enfants
un impérieux devoir :
Ne pas désespérer

Georges Haldas, La blessure essentielle1

Au début du mois, cher petit adolescent à qui il est arrivé d’être mon petit-fils, je suis passé dans ta chambre pendant que tu n’étais pas là. Ton vieux père – alors incapable de soulever ses trente-quatre lourdes années plombées d’arthrose à apparition variable et doué d’un inexorable don pour la fainéantise, elle, en résidence permanente – m’a envoyé chercher quelque chose dans ta chambre. Je ne sais même plus quoi. Etait-ce pour que je constate que tu vivais dans un amoncellement lugubre où un ensemble de détritus abandonnés sans logique permettaient de retracer plus ou moins fidèlement l’archéologie de tes activités durant ces quinze derniers jours ? Et ce dans l’espoir que je te fasse une morale que ce foutu donneur de leçon – lorsqu’il s’agissait pour lui de commenter l’éducation que j’ai essayé de lui donner – n’est plus capable de faire lui-même à ce petit être insupportable et boutonneux que tu es devenu à l’aube de tes 16 ans ? Peut-être, à la marge. Je ne suis cependant pas assez gâteux pour ne pas avoir compris qu’il voulait qu’entre les bouts de pizzas périmées, ton tapis de moutons et l’atmosphère de lendemains de guerre qui régnait dans l’antre de la mygale, j’aperçoive le grand poster de Che Guevara que tu y arbores, je l’imagine, fièrement, banale jeunesse qui croie avec vanité que ses transgressions ont encore quelque chose d’originales. Je ne sais si tu as assez de culture historique pour savoir ce que cela pouvait évoquer pour moi en ce début de septembre 2013. Ton père qui, lui, s’y connait un peu plus, n’a pas la même innocence. J’ai bien vu ses yeux perçants lorsqu’il m’a parlé, l’air de rien, en avril, de l’exhumation de Pablo Neruda. Je ne le connais pas particulièrement féru de poésie… Ou à chaque fois que le 11 septembre 1973 a été évoqué à la télévision, récemment. Ta tante – celle qui n’a pas peur de poser des questions et qui ne se défilent pas lorsqu’il faut entendre les réponses, celle qui ose défier le silence et a mis à mal ma stratégie de l’oubli – a dû me dénoncer lorsque j’ai été incapable de terminer de regarder un reportage sur Víctor Jara à la télévision,2 à cause « de l’horaire tardif » officiellement, mais ma fille n’est pas dupe, elle a bien vu que derrière le rideau de larmes je n’y voyais plus rien. C’est donc sans doute – tu m’excuseras – plus à lui qu’à toi que je m’adresserai dans ce récit à venir.

En effet, ton père n’a jamais osé me parler de ma jeunesse, ni faire de politique, comprenant que l’une et l’autre s’étaient croisées à un moment dans ma vie, et qu’il n’était pas bon d’ouvrir ses tiroirs-là. Il était mûr pour aborder ces sujets-là aux alentours de sa majorité lorsque tu es arrivé de manière un peu inattendue, grand chamboulement qui a mis en suspens toutes ces discussions que nous n’avions pas pris le temps d’avoir vraiment. Ton existence, tes sourires, tes pleurs, le bruit et le désordre que tu créais m’ont toujours permis de me cacher derrière toi, te laissant le premier rôle d’une pièce familiale où je ne réclamais que le droit d’être en coulisse. C’est justice si aujourd’hui ton père se sert à son tour de toi pour me réclamer une explication, comme jadis les EUA et l’URSS réglaient leurs comptes en allant se battre indirectement dans des pays tiers. Je sais bien que ce dernier artifice n’est pas une lâcheté de sa part mais la dernière délicatesse de sa pudeur, et que, s’il a su comprendre mes silences et respecter mes tabous, il devine que je ne serai pas éternel et aimerait un peu connaître mes parts d’ombres avant qu’on ne m’enterre avec elles. Il savait bien que me trouvant devant l’effigie de cette idole de ma jeunesse – ce presque médecin devenu théoricien du meurtre par amour de l’Homme, passée au moulinet de la société de consommation par l’intermédiaire d’Andy Warhol après y être passé en Colombie –, en cette date si mémorable, il me pousserait à répondre à cette provocation sourde dirigée contre l’ordre bourgeois, et avec lui le vieux grand-père. Bien joué. Tant pis pour vous.

Je me suis alors souvenu du Chili, qui était enfoui en moi et que je ne souhaitais pas ressusciter. Je me suis ouvert aux commémorations des quarante ans du coup d’Etat auxquelles je pensais échapper en m’enfermant dans le silence et dans notre maison isolée sur la côte, à noyer férocement les quelques souvenirs rescapés du mutisme dans le bruit du ressac, regardant l’horizon de l’Océan Pacifique en me répétant que l’Amérique Latine est un mensonge collectif qui existe seulement dans la crédulité de certains.

Je suis alors allé à la Maison d’Amérique Latine où, comme un guet-apens, en haut de fins escaliers en colimaçon, le regard de Jorge Edwards, venu inaugurer le colloque universitaire que je me proposais d’écouter, m’attendait. Qui a semblé savoir qu’il m’avait déjà vu mais sans me reconnaître. Et pour cause, sais-je seulement si je suis le même que j’ai été ? Lui, semblait avoir la réponse, et tu n’imagineras pas tout ce qu’on lit même dans un simple regard d’accueil lorsqu’on traine les mêmes boulets que moi, cet œil persécuteur de la conscience qui, je croyais, avait perdu ma trace, ayant été assez malin (quel arrogant fais-je, n’ai-je toujours pas appris qu’on ne gagne jamais !?) pour le perdre. Je les ai entendus, alors, parler de ce passé à ciel pas si bleu et à blessures si ouvertes qu’elles déchirent le Chili dès qu’on lève la tête. J’ai entendu Carmen Castillo, venue au Conseil régional d’Île-de-France exploiter une fois de plus les ressources de sa peine et de ses souvenirs, pendant que Pierre Kalfon fanfaronnait dans son fauteuil parce qu’il avait soi-disant mouché un contradicteur. Je me perdais, à voir la chevelure blanche mais toujours aussi épaisse de Patricio Guzmán, dans les images immortelles de sa Bataille du Chili, en confrontant, loin de l’hémicycle où débattent les édiles, les souvenirs de ma propre expérience en couleur avec le montage noir et blanc du militant derrière sa caméra, qui filmait jusqu’à plus soif cette révolution se déroulant sous ses yeux. Et des prénoms, des odeurs, des chants, des espoirs, et… des mystères. Que sont-ils devenus ? Que reste-t-il de nous une fois qu’on est revenu de ce délire collectif… de… (il est ici des larmes qui effacent le silence de certaines ancres indélébiles, pas si lointaines, pas si bien enterrées dans leur chape d’amnésie, passibles de ressurgir sans crier gare. On a beau les empaqueter, les souvenirs ne coulent pas mais flottent sur l’eau.)

* * *

Plaquer sur le réel une grille de lecture n’est jamais un acte anodin. L’historien qui choisit de couper le récit ininterrompu de l’Histoire à telle ou telle date se doit de justifier ses choix. Il devra en rendre raison grâce à de longues notes placées tout le long de son récit, considérations introductives, retours réflexifs sur sa méthodologie, ou autant de précautions que ne liront pas les gens pressés d’arriver aux conclusions, soucieux d’écrire des tracts, désireux de briller en société, de meubler quelques conversations attablées autour d’une bière et des belles jupes courtes des jeunes filles à séduire, se contentant de retenir la thèse principale qu’un journaliste se sera chargé d’extraire de sa lecture et de lui offrir prête à l’emploi.

Lorsqu’il s’agit de narrer sa propre histoire les problèmes ne sont pas totalement différents de ceux que rencontre l’érudit, sinon qu’il faut, en plus, tenter de désamorcer quelques meurtrissures, garder ses distances avec les faits subjectifs vécus à la première personne, se garder de falsifier les évènements les moins à son avantage, recomposer les morceaux d’une pièce dont on a été un petit figurant anonyme, perdu dans le grand réseau des faits.

Pour narrer mon histoire, j’aurais pu détacher quelques mois, l’expliquer en quatorze ans, remonter à l’orée de ma vie ou expliquer en quoi je participai d’une lutte séculaire dont je n’aurais été qu’un infime pion pris dans des batailles oubliées et recommencées sans cesse sous des nouvelles latitudes, avec de nouvelles marionnettes se débattant avec leurs minuscules vanités grandioses, pour des conquêtes fragiles et des morts certaines. A chaque fois le prisme de ce récit aurait été coloré d’une lueur différente, à la lumière de laquelle vous auriez pu l’interpréter et en tirer vos conclusions en essayant de les raccrocher à vos propres lectures, ou en faisant appel à votre propre fonds d’expérience directement vécue. J’aurais pu choisir mon effet, aussi, et terminer au moment où tout le drame avait atteint son paroxysme. Vous auriez pu m’imaginer mort et j’aurais gagné l’avantage de charger dans la balance affective le poids d’un sacrifice que vous auriez facilement conçu, complétant de vous-même la fin ouverte mais sans issue, que je vous aurais laissée comme une perche facile, ma mort amplifiant mon existence de ces auras mystiques qui ont le don d’effacer toutes les zones d’ombres d’une existence. Quelle chance ont les morts, qui plus est les martyrs ! On oublie ensuite qu’ils faisaient des cheveux blancs à leur parents ; qu’ils n’étaient pas si beaux ; que leur conjoint avait de nombreuses choses à leur reprocher ; les cadavres dans leurs placards ont disparus ; on regarde avec tendresse, faiblesses et infidélités dont on accuse avec férocité nos contemporains ; les livres d’Histoire ne crient pas plus que les homards lorsqu’on les cuit et on lit les atrocités des premiers avec le même détachement qu’on plonge les seconds, vivants, dans l’eau chaude – qui plus est avec ennui s’il s’agit de travailler pour un examen et de n’appréhender tout ceci que comme une performance scolaire dans l’espoir d’une bonne note. Mais j’en suis revenu.

Pourtant je suis né en 1939, en Alsace, c’est-à-dire en France puis, très vite, dans le IIIème Reich : la cigogne en cette année-là devait voler entre les obus pour m’amener dans le chou où je devais naître, cela ne présageait rien de bon. Mais j’ai survécu à la guerre. Mon statut d’étudiant m’a permis de différer une autre fin des années 50 et début des 60. J’ai fini par y aller. Mais j’étais du bon côté de la violence, même si je ne fus qu’un pauvre bougre contraint d’aller passer à la gégène d’aussi pauvres Algériens, massacrés de part et d’autre dans l’étau libérateur du FLN ou de l’Armée du Pays des Droits de l’Homme.

Il faut croire que, bercé durant mon enfance par le bruit des balles, quelque chose de cette fureur m’appelait et qu’il fallait que je m’y confronte un jour, finalement, m’offrant le luxe de choisir moi-même ma lutte dans le panel de guerres que le siècle me présentait. Alors je suis allé chercher la rage humaine, et j’ai encore survécu. J’ai 74 ans en ce mois de septembre 2013, je ne suis pas mort en héros, je ne suis resté qu’un homme en vivant. Et je confesse être heureux d’avoir survécu à ma jeunesse, quand elle prit un nouveau jour en 1972…

Néanmoins, puisque vous souhaitiez le grand déballage et que je suis à un âge suffisamment avancé pour être dégagé des jugements des hommes, j’ai fait appel à deux personnes, les deux personnes peut-être au monde auxquelles il m’était le plus pénible de penser, devant qui j’ai le plus honte et que je m’étais efforcé aussi d’oublier. En vain. Mais nous l’avons fait, même si ça n’a pas toujours été facile. Ne venez pas me reprocher maintenant d’avoir ouvert cette boite que je tenais fermée.

Vous servira-t-elle ? Je n’ai pas plus d’illusions sur votre génération que sur les autres. Je retrouve dans votre immaturité celle qui était la nôtre, et je ne vous la reproche pas : sérieux vous me paraitriez être des monstres. Mais ainsi les Hommes n’apprennent pas. Ils ne savent se protéger d’eux-mêmes. Ne me croyez pas sceptique pour autant : les êtres humains ont ce génie spontané et collectif de toujours s’en sortir malgré eux. Si vous me permettez un pronostic, de longues lignées de grincheux et de misanthropes nous attendent encore pour témoigner, à leur corps défendant, que nous nous survivons toujours.

Jean, fin septembre 2013.

Bande sonore

Violeta Parra, “Gracias a la vida”

Manuel García, “El viejo comunista”

Photo d’entête : “IMG_3027” par Antti T. Nissinen.

Notes

  1. Dans Anthologie de la poésie française du XXe siècle, Gallimard, nrf/poésie, 2000, vol. 2, 144.
  2. Elvira Diaz, “Víctor Jara, n°2547”, diffusé par France 3 le 16 septembre 2013 à 23h25.