Je vivais seul au quotidien dans cette petite maison devenue bien trop grande, froide malgré les grands feux dans la cheminée qui faisaient craquer de chaleur le cours de l’hiver, silencieuse malgré la musique et les paroles échangées. Parfois des rires profonds durant les long repas dominicaux entre amis ou lors de visites de la famille venaient rompre l’amère monotonie, des entractes dans le drame sourd qu’était devenue ma vie. L’air de cette vieille bâtisse de banlieue ne semblait jamais s’échapper, donc ne jamais se renouveler, comme dans un endroit clos, et les murs étaient les gardiens silencieux d’un temps arrêté dans un deuil perpétuel, une angoissante atmosphère de tombeau. Souvent des fantômes prenaient place dans ce vide emmuré, leurs rires si déchirants me poussaient hors de cet endroit hanté de tant de joie. Je dus alors trouver d’autres endroits où aller quand les souvenirs me poussaient vers une obscurité insoutenable : la souffrance de mes prochains me sortait de chez moi, ou de moi tout court, et m’offrait le chahut comme un salut. Je luttais pour les plus malheureux, mais de haut, pour ne pas être obligé de m’avouer franchement que j’étais des leurs. Les grandes causes, ces batailles contre des moulins à vent, m’amenaient dans ces grands champs où rien n’arrête le souffle implacable de la misère humaine, et mon esprit, bousculé de tous côtés, s’emplissait d’un vide où je trouvais l’espace nécessaire à ma bonne santé. Seul l’oubli pouvait me décharger de mon boulet, et sur le terrain de la douleur même, je l’envoyais voler au risque de pâtir de sa chute. Pour éviter le contrecoup, je rentrais finalement éreinté d’une dure journée d’oubli, saluais les spectres qui toujours m’attendaient, sans vraiment faire attention à eux, sans les reconnaître, et je me couchais sans avoir le temps de me laisser rattraper par mon existence. Non pas, cependant, que le malheur des autres faisait mon bonheur ; je ne suis pas de ceux qui puisent une part bénéfique dans tous les infortunes qui accablent les hommes et qui, pour des raisons qui sont les leurs, finissent par creuser toujours plus dans les plaies de l’offense ; pour y chercher quoi ? Jamais non plus, je n’ai cherché à devenir saint, pas plus que sage, ni même une référence : devenais-je expert ès souffrance pour souffrir moi-même, avais-je des enseignements à donner pour avoir vécu ce que des milliers d’autres hommes pouvaient expérimenter pour des causes différentes ? J’ai juste voulu cueillir ce qu’il restait de bon à goûter. Et en partageant la souffrance, je crois, sans avoir approfondi cette idée abstraite, que comme en mathématiques, la somme de deux “négativités” individuelles peut faire naître un timide “positif” entre eux.

Enfin, toutes mes activités dans le monde m’offraient des horizons, des défis, des raisons finalement d’avoir mes regards au-delà, toujours au-delà. J’y mettais du cœur pour m’empêcher de fouiller plus loin, là où ça fait mal, à quoi bon.