Le soir est arrivé, comme un lent couperet auquel je ne pouvais échapper. On ne retient pas le soleil de tomber. Je sais donc qu’il va falloir que j’écrive. Que je mente, inventant des progrès dans une mission que je ne suis pas en train de réaliser, mais bien de changer… On frappe à la porte de ma petite chambre perdue dans la pénombre. C’est Alain.

— Viens ! Ce soir on va participer à une fête avec des camarades.

— Une fête ?, m’étonné-je.

— Oui, une fête ! Tu ne vois pas que vous êtes restés des gens obtus, tristes, presque aigris, vous autres de la ville ?

— Tu me considères encore de la ville ?

— Oui ! Ça ne se défait pas comme ça en quelques jours, une mentalité. Il faut désapprendre beaucoup de choses, lutter patiemment contre de nombreux réflexes, s’adapter aux nouvelles situations qui se présentent et qui heurtent nos nouvelles convictions mal ancrées sans crier gare …

Soit. Je lui donne raison.

— Allez, viens. Il faut savoir se battre et puis être heureux ! On se bat pour avoir le droit d’être heureux. Je sais bien qu’à Paris on te dirait qu’il est indécent de se reposer tant que la lutte n’est pas finie, qu’elle ne fait que commencer, et la joie c’est toujours pour demain ! Tu ne vois pas que chacun de nos rires est une arme dans nos bouches qui blesse leur façon de concevoir le monde ? Tu ne vois pas qu’on devrait aller faire de la guitare et peut-être même faire l’amour, faire des enfants et les montrer aux soldats, pour qu’ils abandonnent leur caserne et viennent avec nous ? Qu’on n’a pas besoin de leur dire de changer de vie, mais qu’en voyant la nôtre ils comprennent la misère de la leur, et changent de manière d’autant plus profonde que cette décision aura été murie en eux-mêmes, par eux-mêmes, sans craindre d’être manipulés par la raison volontiers trompeuse ?

— C’est ta conception de la non-violence ?

— Tu ne vois pas que leur montrer notre bonheur – ce qui implique donc d’être heureux nous-mêmes – est la plus belle et la plus forte des armes que nous avons contre ces pauvres gars qui doivent astiquer leurs canons toute la journée… et n’ont même pas de chèvres… et nous nous avons des filles avec nous, des belles et des gentilles, encore jeunes et pleines de vie. On n’a pas le droit d’être vivants, un peu ?

— Mais…

— Hey, on a le droit d’être humains entre deux luttes, et après notre travail avec les animaux !

Comme je n’ai pas d’arguments, il me prend par la main et m’entraine vers un feu de camp où on entend au loin crépiter les chants et le plaisir. Je n’écrirai pas ma lettre ce soir. J’en ressens un soulagement honteux.

« Approuvez-vous, dans les perspectives nouvelles qui s’ouvrent à l’Europe, le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République, et autorisant la ratification du traité relatif à l’adhésion de la Grande-Bretagne, du Danemark, de l’Irlande et de la Norvège aux Communautés européennes ? »

Oui : 11 000 000 ; Non : 5 000 000 ; S’abstiennent : 12 000 000. En plus de ceux qui chantent ce soir dans l’étable, autour d’un poêle de fortune, je fais aussi partie de cette dernière majorité.