La porte a claqué derrière le missile lancé à vive allure dans les escaliers, qui presque court et tremble pour contenir la rage dû à son incompréhension.

Après d’interminables instants en suspens au-dessus des visages tirés, dans un vide plein de pesanteur.

— Tu n’y es pas allé de main morte. Tu viens d’insulter ton fils.

— Et alors ? Fils ou pas, ça ne l’empêche pas d’être dans l’erreur… J’y suis allé fort, c’est vrai. Il m’y a un peu poussé aussi… Mon fils… je ne sais même plus… Il me paraît tellement lointain… Le reconnais-tu cet enfant que j’ai vu grandir ?

— Il a changé, toi aussi. C’est un immense bouleversement que cette… double disparition.

— Ce n’est pas une excuse. C’est trop facile. Cela fait douze ans pour Ambre, sept pour Christine, il faut qu’il sache tourner la page ! Au lieu de cela cet enfant s’engouffre partout où il peut clamer sa douleur ! Tu sais que je ne l’ai jamais élevé dans le souvenir excessif et obsessionnel de la Shoah ? Les bilans de cet embrasement étaient notre faute, nous autres tous les êtres humains qui étions majeurs lorsque la Guerre a commencé ; à nos enfants de comprendre ce qui s’était passé et à eux d’éviter les prochains délires collectifs. Je lui ai toujours appris à deviner la prochaine guerre encore tapie dans les méandres obscurs de l’Histoire et à tout faire pour qu’elle n’ait pas lieu, et non pas à se complaire dans la commémoration des faits passés. Ça ne sert à rien de violenter les plus jeunes en leur faisant apprendre des bréviaires républicains, les faire répéter à foison « plus jamais ça ! » terrorisés à l’idée qu’on les soupçonne de fascisme s’ils ne sacrifient pas aux rites expurgatoires de notre société. Au contraire, ceux qui sortent sans cesse l’épouvantail bien utile de Hitler, sont souvent les mêmes qui ont adulés Staline, et se sont faits les « idiots utiles » d’autres horreurs, pourvu que l’illusion de la beauté soit sauve – ils n’ont toujours rien compris…

— Je ne peux pas te donner tort. Tu sais comment ça s’est passé pour mon père. Lorsque la roue a tourné il lui a fallu faire profil bas. Lui comme tous ses amis. Je les connaissais bien, ils venaient les dimanches boire le café et jouer au tarot pendant qu’ils commentaient les événements. Lorsqu’ils ont perdu, ils s’évitaient ou ne se reconnaissaient jamais dans la rue. Ils étaient comme une communauté honteuse qui aurait voulu que tout ceci n’ait jamais existé. Jamais, au grand jamais je n’ai entendu mon père revenir sur cette période, et je reste persuadé que lui dire cent fois qu’il avait tort ne l’aura pas aidé à changer d’avis. Il avait participé au Front National des années 30, avec je ne sais plus quelle ligue de cette nébuleuse, je ne suis pas sûr que si sa santé ne le lui permettait pas, il n’ait pas applaudi au congrès de ces gens-là en juin, qui va recréer ce Front National. Qui sait, en étant pseudo-communiste il aurait pu faire partie des trois Front Nationaux1 !

» A la libération, il avait la trouille, par contre. Les chiens étaient dans la ville. On se vengeait à tour de bras. C’est pour ça qu’il a quitté son poste et nous a installé en banlieue. C’est là qu’il s’est inventé un passé communiste, de manière à pouvoir dire, au cas où on aurait retrouvé des infos compromettantes sur lui, que le Parti lui avait demandé de collaborer avec l’occupant, en vertu du pacte germano-soviétique. Il faisait confiance au Parti. Il n’approuvait pas, mais ce devait être de la stratégie et un bon communiste reste fidèle à la ligne dictée par le PC russe. Il avait prévu tout le scénario. Quand vous vous êtes installés près de chez nous, avec Christine, il a tout fait pour nous rapprocher de vous. Il avait sa caution juive dans son entourage…

— Alors que je m’étais converti, déjà, à la religion de Christine.

— Mais pour Père, un juif restait un juif quoiqu’il arrive et qu’importe si c’était vrai ou pas : si les autres le pensaient alors c’était suffisant pour qu’il puisse vous instrumentaliser.

— Et pourtant nous nous sommes très bien entendus avec tes parents !

— Oui, des êtres charmants, n’est-ce pas ? Ils vous aimaient bien, en plus. Tu les aurais connus pendant la Guerre, je ne sais pas si tu pourrais les voir avec un œil bienveillant. Moi-même je n’ai rien fait ni d’un côté ni de l’autre, mais que j’aie été seulement indifférent à l’arrivée des Allemands a déçu mon père, qui espérait pouvoir faire jouer ses relations pour m’obtenir un bon poste dans l’administration française… Il y avait pourtant une certaine idée de la grandeur véhiculée par tous ces mouvements : refuser de la voir, ne faire des Nazis ou des collabos que des imbéciles, des « rhinocéros » comme on aurait traité les noirs de singes, des crétins, c’est s’empêcher de comprendre à quelle utopie adhérait ces gens. C’est rester à la surface rassurante des choses ; se mettre du bon côté, et regarder, de loin, les autres, les fous.

— Tout ça c’est il y a plus de vingt ans. Ce n’est pas avec du souvenir, de toute façon, qu’on empêche les faits de se reproduire. Le souvenir donne bientôt lieu à une compétition de moignons. Va-t-on chercher à savoir qui des indiens d’Amérique du nord, du sud, des noirs, des juifs, des peuples de l’Est de l’Europe, j’en oublie, a le plus souffert ? A qui tous ces étalages de plaies et ces larmes peuvent servir à quelque chose ? Ça ne sert à rien de faire tous les ans le pèlerinage dans les camps de la mort y faire des discours et y affirmer la bonne facture de sa morale, les hommes politiques qui ont créé et créent encore l’Europe politique et économique ont fait et font bien plus pour la paix, que le théâtre des autres. C’est ça que je voulais apprendre à mon petit révolté. Qu’il soit avec les bâtisseurs d’avenir, pas du côté des ressasseurs inutiles.

Mon ami ne sait pas quoi dire. Je reprends alors :

— Je ne suis même pas sûr que son judaïsme aussi zélé que tardif – les nouveaux convertis ne sont-ils pas les plus fanatiques ? – soit compatible avec ses fréquentations de droite extrême. Peut-être seul le même dolorisme relie toutes ses positions, et qu’il peut ainsi transférer sa douleur familiale sur des causes plus “hautes” mais qui ne sont que des palliatifs… Tu as compris, toi au moins, dis-moi ?

— Oui, je pense, Pierre, tu m’en as déjà parlé. Je connais ton humanisme. Mais j’ai peur que tu sois dans l’utopie…

— Utopie ? Celle de croire que nul n’est perdu à jamais ? Que tous les hommes sont « récupérables » ?

Je me souviens alors de la question précise qui nous a rassemblés et me rends compte que de proche en proche je suis parti un peu loin. Nous parlions d’un homme et de deux familles, et nous avons parlé du siècle.

— J’ai vu ses yeux, moi. Il n’a rien d’un tueur, et même le serait-il… Je ne nie pas sa faute, je ne l’oublie pas, lui non plus. Il n’y a pas d’excuse. Son geste est inexcusable. Il en a conscience et il s’en veut, il a honte. Oui, il m’a frappé, mais c’est aussi un rempart de violence pour cacher un amour, je ne sais pas si c’est le mot, mais un amour qui ne trouve pas sa place. Tu ne crois pas au rachat ? Et le pardon ? Aujourd’hui, là, qu’en est-il ? Ni lui, ni moi ne voulons de ces souvenirs. Ils sont là, ineffaçables, mais comment dire… dépassables. Il est malheureux et je le suis… nous ne demandons que le repos, seulement le droit d’être heureux. Je veux aimer celle que j’aime sans lui infliger un boulet que j’aurais au pied, tout comme elle ne m’impose pas son mari défunt ; nous ne vivons pas avec des souvenirs. Ça n’apporte plus rien les souvenirs. Pour personne. Il veut recommencer, j’ai pu le sentir. Nous n’avons rien dit, rien. Mais rien n’avait besoin d’être dit. Je lui ai laissé mon adresse.

— Tu es fou ?

— Non. Il ne me fera rien. C’est un agneau, une brebis, il a compris : voilà l’essentiel. Il a compris, c’est tout ce qui importe. Il est éduqué… Non ce n’est pas du calcul, pas le « à toute chose malheur est bon », nul malheur n’est bon, mais la façon dont on le dépasse, dont on s’en sert pour aller de l’avant… Ce n’est pas un calcul, je n’ai pas cherché le malheur, il est venu, voilà : il s’est imposé à moi, pas le choix, mais j’ai la liberté, tu entends ? La liberté d’être heureux malgré tout… Il y a des conditions, il les remplit, je suis sûr que s’il me le demandait je lui pardonnerais. Nous avons tant à y gagner, tous…

— Pardon, mais je ne peux pas te suivre aussi loin. Je me sens comme… trahi.

Il me fixe, alors que sa main s’est posée sur la mienne. Je vois ce que tu veux dire : j’ai ressenti la même trahison lorsque Christine nous a abandonné en mettant fin à ses jours…

— Je savais que tu mûrissais quelque chose en toi depuis quelque temps, je n’osais pas vraiment y croire… Rappelle-toi, je suis venu quand tu avais besoin de moi. Je t’ai soutenu lors du procès. J’ai souffert aussi, beaucoup, pour toi et ta famille. J’ai mal en moi de l’injustice qui t’a frappé. J’ai mal encore, tout est là, présent, les larmes, le mal au cœur, son visage bas avec ses yeux dans le vide, et les jurés, le juge, son avocat, tout est là, rien ne s’échappe. C’est… en moi. Que vas-tu faire de tout cela ? Je veux dire que si tu pardonnes, tu règles tes comptes avec lui, tu essuies sa dette. Mais moi, j’ai aussi ma part de souffrance en dépôt et l’on ne me demande rien. Et je ne peux pas affranchir puisque je ne suis pas premièrement concerné… mais je le suis aussi indirectement. Je ne peux me résoudre à accepter ta souffrance… tu comprends… Elle est en moi, et comme orpheline si tu pardonnes… et je suis le dépositaire d’une colère dont plus personne ne veut… ce n’est pas mon affaire et je souffre cependant… et je ne peux pas faire autrement… tu es mon ami… c’est presque injuste pour moi…

— Je sais mais… me savoir heureux et libéré, cela ne te suffirait pas ?

— Je ne sais pas. Si au moins j’avais un quelconque droit… D’un côté c’est si égoïste… mais c’est de l’égoïsme altruiste…

— C’est une impasse si tu n’oublies pas. Toi, tu peux oublier, voilà ton droit. Aucune morale ne t’oblige à t’infliger la mémoire. Tu ne peux rien faire de plus, je le conçois… Mais pour moi, c’est bien plus qu’une faculté d’oubli, une faculté de dépassement. Dépassement de la haine et de la rancune. « Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » : c’est facile de répéter ça dans une grande nef assourdissante, sans réfléchir à ce que l’on dit, le dire machinalement comme tous les automates debout à côté de nous, qui refont, un dimanche de plus, leur petit devoir métaphysique. Voilà la pratique après la théorie abstraite. Il faut assumer… Bien sûr ce n’est pas facile d’être un saint, de tendre l’autre joue. Ce serait presque comme un calcul, un odieux chantage : Dieu s’est incarné en Homme, il s’est mis à son niveau. Alors voilà depuis lors, il faut rendre la pareille, tendre toutes ses joues soixante-dix-sept fois, pour le bon déroulement de sa Création : donnant-donnant. Après l’avoir fait à son image, il lui dit « toi et moi on est pareil, alors fais la même chose que moi : je me suis abaissé, élève-toi ». Mais Dieu n’est pas incohérent, il ne nous demanderait pas l’impossible : jamais nous ne serons à sa hauteur. Dieu aime et c’est pour cela qu’il nous demande ce dépassement. Ce n’est pas facile. Non ce n’est pas comme d’habitude, ce à quoi je tends à parvenir. Il ne s’agit pas d’aller prêcher le pardon lorsque les années ont refroidi les cendres de nos ancêtres et que nous devons traîner cette histoire dans les livres. Il s’agit du présent, de nous, êtres sensibles et vivants, de nos blessures bien saignantes… Aide-moi à aimer, soutiens-moi dans ma résolution, je ne suis pas un ascète, un fou mystique qui accepte sa souffrance en la guérissant prospectivement dans la promesse de l’Eden, je ne suis qu’un homme qui souffre… de… de la disparition… de la difficulté d’aller au-delà de la justice humaine et …

— Tu veux parler de « l’affaire du juge »…

— Oh je n’y pensais guère, mais il est vrai que c’est un bon exemple, qui ne peut que nous toucher. L’Homme est bien peu de chose. S’il y a du bon en lui, je ne sais plus. Beaucoup de ma candeur a été ébranlée depuis ces années. J’en viens même parfois à douter de l’existence de Dieu… Que je viens pourtant d’évoquer une fois de plus… La coutume. Les croyances s’effacent de nos esprits plus vite que les images de la croyance et ses rituels. Peut-être suis-je un chrétien athée comme l’on dirait de nos jours : quelle beauté que les paroles de la Bible mais le sens de l’Histoire, le pourquoi du mal et le reste… Je n’en sais plus rien ! Et si tous ces écrits pouvaient garder de la valeur sans le sceau de la divinité ? Après tout, ce qu’il y est écrit peut se justifier à notre raison, est démontrable rien que par arguments humains, s’il n’y avait pas besoin de foi ? Si on laissait les Hommes avec les Hommes et Dieu avec Lui-même, sans rien nier, sans prétention, rien que dans la reconnaissance de notre ignorance. J’en perds mes certitudes au fur et à mesure que j’avance… J’aime la vie, c’est bien tout ce que je puis affirmer sans mentir. C’est maigre mais ça me suffit. Alors, oublie ! Je n’ai que ça à te dire après toutes mes palabres. Regarde-moi à ce jour. La situation a changé, le temps a passé, nous vivons et nous voulons être heureux. C’est à nous de passer à travers les torts pour permettre que demain soit présent dès aujourd’hui, car déjà nous décidons ce qu’il sera. L’avenir, il n’y a pas à extrapoler ce qu’il sera, il n’y a pas à l’attendre car il viendra de lui-même, mais c’est de notre tâche quotidienne d’en préparer sa venue…

— Et si cela ne sert à rien.

— Comment ?

— Je veux dire, si l’assassin de tes… Enfin, s’il te joue la comédie, si cela ne lui a pas servi de leçon et qu’il se fiche pas mal de toi et de ce que tu peux devenir…

— Alors, c’est un monstre.

— Et pourquoi n’en serait-il pas un puisque tu ne crois pas à la bonté innée de l’Homme…

— Alors au moins je le ferai pour moi, pour me débarrasser de cette affaire. Ce serait triste, parce que… pour lui surtout, parce qu’il ne … serait pas… comment dire, rentré dans “le droit chemin”, pour utiliser un lieu commun utile.

— Et quel est-il ce droit chemin, si tu ne crois plus ni en l’Homme ni en Dieu ?

— Mais…

— Non, je poursuis juste la logique que tu viens de me présenter… Pas de croyances, pas de règles transcendantes donc « tout est permis ». Pourquoi n’avait-il pas le droit de tuer, après tout ? Qui le lui interdit si ce n’est une justice écrite par des gens aussi « monstrueux » qu’il ne pourrait l’être ?

— Moi, moi, moi : voilà ce que tu voulais entendre ?

— Je ne voulais rien entendre…

— Si voilà : la confession. Pour mon ego, pour pouvoir jouer les martyrs. Me glorifier à mon image, puisque je n’ai pas d’autre image que la mienne… Pour m’élever d’entre les hommes, pour défier la logique humaine de la rancœur, oui tu as tout compris voilà ! Et de toute façon les sentiments purs ça n’existe que dans les niaiseries utopiques, et le pardon véritable qui n’est pas entaché d’arrière-pensée, même inconsciente, ça n’existe pas plus ! Et alors, qu’importe la pureté et l’absolu maladif, il n’importe que notre vie concrète et de ce que nous pouvons y faire !

— Tu t’énerves, Pierre, je ne voulais rien insinuer. Je crois que tu te réponds à toi-même, au fond, des questions venues de conversations internes, et que je n’ai pas posées…

— Oui je m’énerve, pardon. Mais rien n’est simple. Rien n’est sûr, la Terre est comme un cercle vicieux où chaque pas est un reniement de l’autre, où tout peut être dit et pensé, sans que l’on sache d’entre tout cela ce qui est le plus vrai, et s’il y a une vérité…

— Moi je crois…

— Tu crois, tu crois, peut-être, comme un bon palliatif. Au mieux un sédatif.

— Qu’en sais-tu ? Comment peux-tu juger de ce que je peux…

— Et alors ? Tu pardonnerais ? Tu dirais comme je le ferais – et je n’arrête pas de m’en vanter depuis dix minutes alors qu’il ne m’a rien demandé de toute façon – tu dirais « va et ne pêche plus, je t’aime et nous allons tout reconstruire … ensemble ? »

— Je…

— Honnêtement ?

— Je ne pourrais pas. Je ne peux pas puisqu’il s’agit bien de fait concret. Pas de vengeance, ce serait inutile et dommageable, mais le pardon, non, c’est trop facile. Bien trop facile… Il devrait partir loin d’Île-de-France et nous laisser tranquille. Cette ombre nous doit au moins ça.

Il n’y a plus qu’à se taire une fois de plus, nous ne pourrons nous entendre. Ce n’est pas à nous de nous déchirer, mais plutôt de nous serrer les coudes. Il y aura pourtant ce fossé d’incompréhension qui sera un obstacle à notre amitié, nous ne sommes pas l’un comme l’autre, et il nous faudra bien faire avec nos différences. Tu ne m’as pas compris mon ami : je n’accorde pas le pardon par lassitude, ni par impuissance. Je ne le laisse pas s’en tirer à si bon compte : il a payé, et non pas par la prison. Elle est juste un garde-fou, contre les vrais malades et les féroces comme mon fils. Il a payé par son repentir et sa souffrance. C’est une condition obligatoire : il faut qu’il prenne conscience de l’horreur de son acte. Cela fait, il ne peut éprouver que l’accablement. Et par là même nous avons cette chance de nous en sortir tous les deux, l’un grâce à l’autre… non plus à cause. Il est puni de toute façon, mais par lui-même. Sa souffrance n’est pas non plus la loi du Talion : je n’exige rien en retour, aucune vie ne remboursera une autre. C’est le préalable du repentir, et de cette assurance que j’ai qu’il a fait sienne ma souffrance. Que je fais mienne la sienne à son tour, elle n’en fait plus alors qu’une seule dont j’ai le pouvoir de nous débarrasser puisque nous avons ce cheminement ensemble, mon ennemi et moi. Alors la vie redévoile son horizon devant nous, en me laissant effacer sa dette et m’ôtant ce poids…

La vie à l’heure qu’il est, c’est de boire notre café, sans nous regarder en repassant dans notre tête le film de ce qui vient de se passer en ces quelques importantes minutes. Repeser chaque mot que nous venons de laisser échapper de notre bouche, pour étudier s’il était conforme à notre pensée, si nous avons bien traduit ce que nous sentons et ne pouvons décortiquer analytiquement. Je n’avais jamais su que je ne croyais pas en Dieu, c’est tellement ancré dans ma vie, dans ma culture, je ne peux me passer de cette idée, de ce concept rassurant. Sans cela je n’aurais plus qu’à le remplacer par l’Homme, dans une somme abstraite de toutes les individualités au travers de l’Histoire, et mourir de désespoir. « Je pense donc je suis », en effet c’est bien maigre : Descartes de nos jours serait viré de l’entreprise philosophique pour non-rentablité ! De plus ça ne résout rien : qui suis-je ? que fais-je là ? Ça n’assure pas plus et à la fin, ce doit même être lassant de penser : penser pourquoi ? Seulement, si je n’osais peut-être pas me le dire, je sens intimement que l’idée de Dieu s’est perdue en moi, et dérive dans l’océan du doute. Il en reste des vestiges indécrottables qui me servent de fondations à mon humanisme, cette sorte de succédané. Humanisme : mot que seul le français possède dans ses rayons. Ce ne doit pas être par supériorité intellectuelle mais plutôt parce que les autres peuples n’ont rien compris à cette chimère. Humanisme, ça ne veut rien dire. Mettre les valeurs de l’homme au-dessus des autres valeurs et alors ? Toutes nos lois ont pour fondement éthique les textes de l’Ancien Testament, que nous sécularisons et affinons au goût du jour. « Tu ne tueras point », etc. … Nous n’avons rien inventé de plus depuis des millénaires, et même y en a-t-il qui veulent s’émanciper des Textes sacrés jugés dogmatiques, les voilà qui prêchent le doute généralisé et leur trouvaille finit par les plonger dans les abîmes de l’Absurde, leur donne la nausée… Ou bien prêchent le contraire et choisissent alors la voie de ce que l’auteur de la Genèse personnifie en Satan. Tiraillé entre le Bon Dieu et le Mauvais Diable, en perpétuel conflit intérieur avec ces deux pôles, voilà tout ce qu’est l’homme. De là à instaurer la tripolarité, nous pouvons rêver. Je crois d’ailleurs que Dieu n’aurait pas eu besoin de diviser les Hommes sur la Tour de Babel : ils l’auraient été de toute façon un moment ou à un autre, et peut-être a-t-il fait semblant d’avoir peur pour que des gens aujourd’hui puissent gonfler leur poitrine en lui disant : « tu vas voir ! » C’est idiot, je pense n’importe quoi, j’ai mal à la tête, et je n’arrête pas de voir mon fils, et de ressentir de la colère, et du dégoût pour… non j’aime la vie. Si même la touffe d’herbe à laquelle je me rattache au-dessus du gouffre se détache, je suis perdu. Je rêvais secrètement ce matin que nous trouverions un terrain d’entente, je voulais l’harmonie de tous, et il n’en résulte que la discorde, même en moi-même, puisque je ne crois ni en une chose, ni en son contraire, …

Nous reprenons la conversation, meublée par nos longs silences pensifs :

— Tu veux encore un peu de café ?

— Non merci… Ecoute, j’ai peur que nous soyons allés un peu trop loin, aujourd’hui. Cette histoire avec ton fils…

— Elle traînait depuis longtemps. Depuis qu’il fréquente ce genre de personnes…

— Oui mais elle t’a rendu nerveux, et moi aussi d’ailleurs. Ce n’est pas la bonne façon, de nous dresser les uns contre les autres. Ça ne réglera rien.

— De toute façon !

— La décision t’appartient, une fois de plus. C’est à toi qu’elle revient en définitive, même si j’ai pu te donner mon avis. Tu n’es pas obligé de le suivre…

— Et je ne le suivrai pas… Mais j’aurais voulu que tu comprennes : au moins t’ébranler dans tes certitudes.

— Pour m’emmener dans ton trouble avec toi ?

— Non, pour ton bien.

— Pour ton bien ! Pour ton bien ! Certaines idéologies ont aussi tué pour « le Bien » !

— Eh dis donc, tu pousses peut-être un peu loin, non ?

— Oui…

— Mettons que, pour le pardon, je ne te convainque pas. Je ne peux pas pardonner à une nation entière, aux Allemands par exemple, à des gens qui n’ont pas demandé pardon mais je peux le faire pour un individu qui regrette sincèrement…

— Qui ne t’a pas demandé quoi que soit non plus…

— Non, pas formellement, parce que ça lui reste coincé dans la gorge, alors que dans l’esprit c’est tout comme… Enfin… Mais tu seras d’accord avec moi que je n’ai pas à être fidèle à une défunte ? D’autant plus que lorsque tu m’avais parlé de ta relation adultère avec Véronique…

Il a un sursaut. Semble se mettre sur la défensive…

— Et ?, demande-t-il avec défiance.

— Eh bien tu sais bien mes doutes avec Christine. Suis-je condamné à idéaliser aujourd’hui une femme avec qui je ne savais pas bien moi-même où j’étais à l’époque, au seul fait qu’elle serait morte ? Suicidée… et que j’ai pris sa mort sans la juger, sans la condamner, comme si elle m’avait abandonnée, mais sans me sentir coupable non plus d’un geste qui n’appartenait qu’à elle, et dont je ne me sens pas responsable, comme si j’avais dû prévenir ce que personne n’a vu venir… Elle n’est plus là, voilà le fait. Et moi je vis, c’en est un autre. Tu es au moins d’accord avec ça ?

— Oui, Pierre.

— Bon c’est vrai que je ne m’embarrasse pas souvent de l’avis des autres et pas de celui de la famille… Tu te rends compte qu’ils m’en veulent encore, vingt-cinq ans après de m’être converti au catholicisme et d’avoir refusé de porter sur mes épaules un héritage juif dont je me contrefiche ? Comme si ça ne suffisait pas que je me sente concerné par la Shoah ou Israël au même titre que n’importe quel être humain… Mais toi ? Toi à côté de qui je les ai combattus ces nazis qui voulaient me tuer pour un sang dont j’allais un jour n’avoir plus que faire… A presque soixante ans, les condamnations des uns ou des autres, hein… Mais toi, c’est important que tu me comprennes un peu. Tu es un peu ma jauge.

— Je ne te suis pas sur tout, mon ami. Mais j’essaye… C’est drôle tout de même de voir comment nous avons pu évoluer tous les deux… Il y a vingt ans nous avions presque les mêmes idées sur tout.

— On vieillit. C’est plutôt bien que nous n’ayons pas des cerveaux siamois.

— Oui.

­— Enfin, tu sais qu’il y a un point sur lequel je me rapproche de toi ? Infâme coco. Je me demande s’il me reste la foi.

— Et moi je me demande ce qu’il reste de Marx, ce qu’il reste de Lénine, ce qu’il reste de tout ce qu’on a cru aux lendemains de la guerre…

— Avec ce que je sais de toi j’ai de quoi te faire exclure du Parti et toi, de me faire brûler en Enfer… Et pourtant nous restons amis.

Il me regarde avec un sourire. Un sourire, comme un perce-neige.

Note

  1. Il ne faut pas confondre les trois « Fronts nationaux » français au XXe siècle. Par ordre chronologique : 1) une organisation de coordination des partis nationalistes français de droite, active entre 1934 et 1938 ; 2) un mouvement de la Résistance intérieure française créé par le Parti communiste français vers mai 1941 et entré en déshérence vers 1949 ; 3) un parti politique créé en 1972 encore existant en 2015.