Une nuit parisienne, été 1960.

Je crois qu’on était venus ensemble parce que j’étais, de par le hasard d’une conjoncture favorable pour moi, sa seule connaissance disponible ce soir-là pour faire partie de son escorte ; un “homme public” ne sort jamais sans compagnie autour de lui, sans un moins un faire-valoir, ce serait presque gênant. Du moins pour ce genre de soirée où il se devait d’arriver en retard, de se faire attendre et de provoquer, par son irruption, une légère vague d’agitation… Comme lorsque toute l’attention se tourne vers la bouteille de champagne quand la détonation du bouchon retentit, et que le moment de suspens est suivi d’un regain de discussions arrêtées pour admirer le cérémoniel de la fête, et la joie et les regards qui pétillent, et les sourires accueillant le nouveau venu bien rôdé dans son numéro de charme.

Chaque ville a ses figures très vite reconnaissables, ses personnes présentes partout, et qui semblent être la clef de voûte de l’ensemble, le pilier du décor sans quoi rien ne paraîtrait réel, le plus grand gage de stabilité. La rue a ses clochards ou marginaux, sortes de mascottes pas méchantes, mais qui font peur aux petites filles et à leur mère alors qu’ils amusent les adolescents à la sortie des cours ; le monde adulte ses édiles et les prétendants à la fonction, contraints de glaner le plus de mains à serrer, puisque souvent les démocraties locales ne se réduisent plus qu’à ce genre de concours futiles, ou les quelques activistes qui s’engagent dans la vie de la Cité et se retrouvent omniprésents parce que peu de gens les suivent quand pourtant la misère est intolérable ; la nuit ses gourous qui partout où ils vont semblent connaître la région entière ; et puis il y a ceux qui, jeunes et beaux, correspondent à tous les précédents, mais ne s’y réduisent pas, dont la vie débordante semble connue de tous, mais par la déformation des racontars et le foisonnement de leurs activités, restent un grand mystère. J’accompagnai une des personnes de ce genre.

Parfois, cela parait facile aux yeux des profanes, mais c’est tout un art que de rester dans ce cercle très fermé. L’opinion des gens étant très changeante, n’importe quel original peut prendre la vedette, les modes vont vite et le banal gagne rapidement du terrain. Alors il faut savoir qui connaître, quand être là où c’est le mieux pour être vu du plus grand nombre possible, mais pas tout le temps, de façon parcimonieuse et adaptée, puis toujours paraître conforme à son image car cette popularité qui se construit pendant des années de travail sur le terrain peut se trouver bien entamée en une seule soirée ratée. Tout est de créer une certaine réputation autour de soi, par exemple celle, classique et même pourrait-on dire de base, de savoir boire bien plus que les autres mais n’être jamais saoul, sauf des fois pour expliquer quelques permissions spéciales, ou excuser quelques erreurs. Et puis il y a toujours quelques étrangers pour contester votre supériorité nocturne. Une vie toujours en concurrence, dur, très dur, trop peut-être, usant les esprits et les organismes mais dont pourtant ils ne sauraient se passer, la vanité ayant besoin d’admirateurs pour pouvoir être elle-même.

Alors ce soir, voilà ! J’étais là et peut-être même fier de ma position !

Car si on a beau ne pas toujours aimer ces étoiles, elles nous rendent bien service pour engager une conversation avec des inconnus : les connaître ouvre des portes.

Il était peut-être vingt-trois heures. La soirée allait véritablement débuter, quand, les « petits » déjà présents depuis une heure, les « grands » allaient arriver. Quelques groupes restaient encore à discuter devant les grilles avant d’entrer. Je ne connaissais pas beaucoup de monde, la personne que j’accompagnais, bien évidemment, pouvait engager brièvement la conversation avec leurs têtes de file, sautant de groupe en groupe un peu comme un candidat qui doit aller serrer la main de tous ses potentiels électeurs, me laissant à peine le temps de finir de saluer, étant toujours à ses trousses, il fallait déjà aller ailleurs, me traînant comme un chien derrière, à moins que je restasse parmi ces inconnus à qui je n’avais rien à dire… Deux ou trois fois je pris pleine part à la conversation, mais c’était avec des personnes de moindre importance. Sa tactique était simple : quand nous arrivions dans un groupe secondaire, la conversation était centrée sur moi, « voici l’ami dont je vous ai parlé, qui revient d’Algérie ». Les regards s’illuminaient, les hommes détestent autant la brutalité qu’elle les fascine. Pour moi, j’avais risqué ma peau dans les montagnes kabyles, il fallait bien que ça serve ici. Ceci m’obligeait alors à alimenter le foyer de la parole et lui laissait l’opportunité de dégager ses regards du groupe comme on dégage une main d’une mêlée, scrutant les environs pour trouver le prochain point de chute. Puis je voyais un sourire sur ses lèvres, c’était alors trop tard pour moi, un signe à quelqu’un, « je reviens », et je restais « seul » pendant de longs moments.

La dernière fois que ce petit scénario s’était produit, j’étais en plein milieu d’une phrase, et la fille en face de moi m’avait relancé : j’étais coincé avec elle.

Comment expliquer le degré de frustration qui s’emparait de moi ? Je croyais avoir fait une bonne affaire, avoir une chance énorme que d’avoir cette carte de visite si prestigieuse à mes côtés, je me servirais de sa notoriété pour approcher quelques jeunes et jolies demoiselles, j’étais là pour ça, rien que pour ça comme l’immense majorité des gens, et voilà que je n’avais droit qu’à pas grand-chose, qu’au contraire j’étais ridicule.

J’avais réussi à imiter ses manières, à me tirer de cette affaire en prétextant avoir reconnu un pote à qui j’avais quelque chose d’important à dire, « salut, à tout à l’heure ! », mais l’avais complètement perdue de vue. J’ai alors parcouru tout l’endroit à sa recherche, tout en ayant l’air négligeant pour qu’on ne voie pas que je cherchais, et personne ne m’a adressé la parole. Malgré ma situation servile je ne pouvais donc m’en passer, je n’avais qu’à attendre d’être laissé dans un groupe dans lequel une fille légère se trouvait et que j’arrive à sortir mon épingle du jeu pour rentabiliser ma soirée. J’aurais fait mon festin de pauvres restes salaces.

Alors sur la piste de danse, je vis deux filles se trémoussant et riant avec deux beaux garçons, dont l’une était celle que j’aimais timidement depuis 4 ans, depuis le lycée précisément. Quelle claque ! Ce moment, l’unique moment, peut-être, au fond, important de la soirée, pour lequel j’avais accepté cette position inconfortable de second rôle (mais je me disais qu’être second est toujours mieux que de ne pas être à l’affiche du tout), et qui m’avait échappé pour une boutonneuse sotte et ennuyante. Honnêtement, je ne voulais être bien accompagné (ou l’inverse) que pour qu’elle me voie ainsi. Et je me trouvais seul et la voyant dévorer du regard un autre que moi.

Il fallait que je sorte de ma « torpeur », je me mis dans l’ombre à l’écart des danseurs, là où sur les chaises le travail d’approche se concrétise, pendant que les couples formés avant la soirée s’embrassent déjà, d’où je pouvais voir sans être vu. Tout d’un coup ils eurent l’air fatigués, et vinrent s’asseoir aussi, elle ne semblait pas m’avoir aperçu, existais-je, n’étais-je qu’un élément de décor ? Tétanisé, je ne disais rien, ne suivais qu’à peine ce qu’il se disait, sur quoi, comment se positionner pour être bien, je la regardais s’agripper à lui dans un désir manifeste. Sans comprendre pourquoi je ne partai pas en courant.

Leur conversation se finit dans le parc, trop chaud à l’intérieur, comme pour tous ceux qui se trouvaient là, les couples en instance de finalisation. Je sortis observer (pourquoi ce masochisme ?), enrageant silencieusement. Celle que j’aimais et son bellâtre sont alors partis se promener, ou chercher quelque chose, de toute façon une manière de faire comprendre à la communauté éphémère masse autour d’eux qu’il fallait les laisser tous les deux. Je ne sais pourquoi, le type qui accompagnait l’autre fille, la copine de celle que j’aimais, est parti. Là, ce soir, nous étions proches, spatialement, elle et moi, mais pas particulièrement humainement. Comme elle s’est dirigée vers la sortie du parc qui était aussi l’entrée de la salle, et que je m’y trouvais, passant à côté de moi et me reconnaissant, elle me fit l’honneur de me parler. Elle avait l’air triste, déçue sans doute du départ récent de celui qu’elle pensait être sa conquête ; nous sommes restés à discuter.

Elle, Ambre de son prénom, n’était pas trop mal, mais assez limitée, et puis ce n’était que la deuxième classe, le rebut… Et puis ils sont revenus tout transis d’une frénésie libidinale, nous ont invités à les suivre pour finir la soirée chez elle. On a suivi. C’était surréaliste d’aller chez elle, ce dont j’avais rêvé depuis tant de mois, et d’y aller accompagné d’une autre fille alors qu’elle-même était avec un autre, et que j’étais venu pour l’oublier et tenter de faire toutes les rencontres futiles possibles qui feraient écran devant ce grand amour platonique que j’éprouvais pour elle.