Ce livre n’a pas été facile à écrire.

Il est le résultat d’une enquête que j’ai menée dans notre famille tout d’abord, puis auprès des autres personnes concernées. Il fallut donc les interroger, les rencontrer, mettre ces visages que je ne connaissais pas sur des prénoms qui m’impressionnaient, tenter de comprendre leur point de vue respectif, d’en combler les lacunes et les non-dits de la manière la plus juste possible, un peu aventureuse, le bras tremblant, à lire pendant des minutes entières la même phrase hésitante, avec sans cesse une petite voix qui me disait « mais qui es-tu pour te mettre à leur place ? ». Au final, j’ai pu discuter librement avec tous sauf un, le fils de Pierre, qui n’a jamais répondu à mes sollicitations. Sur le coup j’avoue que j’ai été soulagée, car je redoutais notre confrontation. N’étais-je pas, même si je n’étais pas née au moment des faits – et loin même d’être seulement envisageable ! – du mauvais côté, de l’autre camp, comme porteuse d’une culpabilité transmise par mon sang ou mes gènes, ou peut-être, simplement, innocemment, parce que j’aimais comme un père attentionné et présent, cet homme qui était vu par un autre uniquement comme un assassin ? Après coup je suis plus partagée. J’en ressens tout de même comme un manque. Il y a ici une porte fermée que j’aurais bien voulu ouvrir, un espace inexploré que je n’aurais pas réussi à franchir. Une fois entrée dans le labyrinthe de la haine aurais-je eu la force de l’affronter ? D’y échapper moi-même ? Il y a bien des situations où on aimerait bien ne pas savoir comment on réagirait, que la vie nous épargne certaines réponses.

Difficile, ce livre a pourtant été nécessaire. Il a été rédigé alors que je devais gérer mon divorce avec ton père, ma vie professionnelle et la garde alternée de cet être joyeusement remuant et savamment pénible que tu as toujours été – sage et raisonnable, toi si jeune, ne serais-tu pas monstrueuse que d’être fripée de vieillesse, l’étant encore un peu d’avoir été bébé il y a peu de temps encore ? Il y a donc sûrement dans ce livre quelques taches de compotes, des gribouill… pardon, des œuvres d’art mal effacées, des bouts de comptines ou d’histoires trop vite racontées ; je me sentais cependant le besoin de nous débarrasser de cet épisode. Ainsi au moment-même où, comme tant de couples actuels, l’histoire de mon amour éternel se délitait, je voulais instaurer une sorte de table rase familiale dont ma fille comprendrais un jour pourquoi il fallait qu’elle fût réalisée. Cette entreprise n’était-elle pas une façon de me libérer des non-dits entre nous, comme Jésus rejette les démons sur le troupeau de porcs, pour nous en décharger à jamais ? Ainsi la toute petite qui commence à s’habituer à sa vie partagée entre Paris et Stuttgart n’aurait pas les dents qui grincent comme moi-même j’ai pu le ressentir alors que je ne savais même pas quels raisins verts avaient été mangés. Elle aurait assez tôt la possibilité de lire l’histoire d’ancêtres dont elle n’aurait probablement pas de souvenirs, alors que moi-même j’ai dû me dépatouiller dans les silences pendant de nombreuses années, n’arrivant à ouvrir les coffres forts scellés dans le grenier de nos mémoires qu’après de longs efforts. Parce que, ma petite, mon enfant, tu es née en France et l’avenir seul sait si tu mourras dans ce pays. Peut-être ne te seras-tu pas reconnue dans son histoire et je ne t’élèverai pas dans le culte de la nation. Peut-être aura-t-il disparu, éclaté en multiples régions ou grandes métropoles, englobé dans l’Europe, découpé selon d’autres frontières qui nous paraitraient étranges voire absurdes si on nous en parlait et qui seront évidentes pour tes enfants ? Peut-être te faudra-t-il choisir une autre nationalité pour connaître un destin plus favorable ? (Je n’ose pas croire que les frontières auront disparu, je me soigne de mes utopies). Toujours est-il que tes géniteurs ne changeront jamais et que leur histoire à eux dont tu as hérité un peu en même temps que de naître, est la tienne, quoi que tu veuilles. Et quand bien même tu voudrais rompre avec elle, il ce serait encore te situer par rapport à elle. Notre génération a bouleversé l’ordre familial. Nous divorçons presque tous. Nous recomposons les familles. Nous avons détruit l’ordre traditionnel et le schéma « papa-maman et les enfants ». Je ne sais pas si c’est bien ; c’est. Mais ton histoire individuelle, au-delà des groupes politiques, affinitaires, religieux, d’intérêt dans lesquels tu te reconnaitras, elle commence avec ta “famille”1. Tu as des racines. Elles sont orgueil ou boulet, mais elles sont. Moi je t’ai raconté l’histoire de ton grand-père, homme des « Trente glorieuses » se débattant avec l’ordre bourgeois ; ton père aurait un autre livre à écrire sur le sien, en Allemagne, fils d’un nazi non-repenti, enfant de la défaite jouant dans les décombres d’une grandeur que sa famille lui demandait de reconstruire un jour et qui ne sut jamais trop quoi en penser.

Chacun ses efforts et ses exorcismes, les miens résultent d’un livre. Si tu le fais tomber (j’espère que tu ne l’auras pas jeté !) il réagira docilement à la loi de la gravité, mais si tu savais au fond quelle légèreté il contient ! Il vole sans quitter terre, à sa façon.

Je dois dire que je voulais écrire ce récit rapidement pour pouvoir le faire lire à ma tante avant que sa maladie diagnostiquée ne l’emporte. De ce seul point de vue ce sera un échec, puisque ses yeux se sont fermés à jamais avant qu’elle ne puisse ouvrir cet objet-livre que tu tiens dans tes mains. Néanmoins, les nombreuses heures passées avec elle à l’écouter me raconter ce qu’elle avait à me dire de cet épisode triste de sa vie, de celle de mon père, et de mes grands-parents, sont des victoires en elles-mêmes. J’ai réussi à faire parler cette grande muette qu’était ma tante, celle qui a toujours oublié d’être pour se dévouer aux autres ! Et le fait que j’ai pu réaliser ce qui se veut comme un hommage – même posthume – à cette femme si douce et si discrète, est une sorte de survictoire sur des enchâssements de silences.

A partir de ce témoignage, comme un fil qui m’a fait commencer en un point, j’ai pu tirer sur la bobine entière et créer une dynamique familiale. Profitant de mon statut de petite dernière, là où, sans doute par pudeur masculine, mon grand frère n’avait jamais osé interroger notre père, j’ai posé les questions taboues qui m’ont permis de dénouer l’écheveau des événements. Si je me suis permis, dans le chapitre 1, d’inventer la rencontre de mon père avec la femme qu’il avait aimée avant ce terrible soir, le reste m’a été raconté par mon père, y compris les détails les moins avouables, poussé par le fait que sa sœur se soit ouverte (« si même elle l’a fait… »), qu’il y avait prescription morale après plus de quarante ans et désireux de m’aider à recoller toutes les pièces de ce puzzle.

Je n’ai jamais fait lire de version préparatoire de ce récit à ma famille ou à Pierre. Cette version des faits m’appartient donc pleinement, dans ses erreurs comme dans ses éventuelles interprétations. J’ai envoyé par courrier une épreuve d’une version que j’estimais aboutie au fils de Pierre, qui me l’a renvoyée sans même l’ouvrir, accompagnée d’une lettre me menaçant de poursuites judiciaires si je citais les noms ou si les protagonistes de l’histoire étaient identifiables2. Ainsi, ces derniers se découvriront comme personnages en même temps que les lecteurs le feront ; ils ne se reconnaitront peut-être pas totalement. Peut-être se diront-ils qu’ils ne s’étaient pas vus comme ça, parce qu’ils n’étaient pas capables de se voir à la troisième personne du singulier – quand bien même j’ai choisi, à quelques exceptions près, d’utiliser la première personne pour chacun d’eux – et que cette bizarre étrangeté à eux-mêmes révélera une partie d’eux qu’ils ignoraient.

Pour revenir à ma tante, à qui je voudrais dédier ce livre autant qu’à mon père ou à Pierre, je n’ai pas voulu “gonfler” sa présence en lui donnant une voix à part entière : elle aura tenu un second rôle tout en étant la clef de voûte de ces rapports entre hommes. On pensera sans doute qu’elle méritait une plus grande part et qu’il aurait fallu la lui octroyer, même en exagérant, par compensation pour cette époque où la femme, comme un noir ou un arabe, était une citoyenne de seconde zone. C’eût été contraire à l’esprit de la personne qu’elle était ; si on veut des symboles, des exemples, des modèles de femmes il y a bien d’autres figures récupérables – ma tante ne l’est pas. Et puis il faut dire que je n’ai su la faire parler que de son implication dans les faits dont il est ici question. Je n’ai rien su de sa vie intime à elle, qui est restée « vieille fille » toute sa vie. Je peux simplement imaginer qu’un homme est passé dans sa vie et l’a détruite à tout amour ultérieur. Elle aurait alors oublié de penser à elle. « Je me serais faite nonne si j’avais pu l’être » me dit-elle un jour ; était-ce parce qu’on lui avait volé sa virginité qu’elle ne put entrer dans les ordres ? Je n’ai jamais su qui c’était, mais j’ai ressenti de la colère contre lui. Peut-être parce que je n’ai jamais pu lui parler, essayer de le comprendre, vu qu’il était anonyme, diffus et absent. Etait-ce une rechute dans la violence ? Ai-je réussi à m’en protéger ? Saurais-je ne pas haïr si je le tenais devant moi ?

Enfin, je voudrais te confier ce livre à toi, ma fille, comme la clef de l’avenir.

Essayant de me contenter d’exposer les faits qui m’avaient été révélés, je me suis dit que je te laisserais juger par toi-même si le pardon accordé par Pierre est véritable, s’il est suffisant pour que ton grand-père puisse se sentir déchargé du poids du remords et (re)faire sa vie. Pierre avait-il besoin de pardonner pour refaire la sienne ? J’ai ressenti son bonheur retrouvé ensuite et j’ai éprouvé l’envie de trouver ce pardon beau, pur, intelligent… mais peut-être tout ceci n’était-il qu’illusion et qu’un regard encore plus détaché que le mien pourrait juger avec plus d’objectivité. Et puis son fils n’avait pas accordé autre chose que de différer une vengeance qui restait toujours possible. Si le crime de ton grand-père était infini dans le sens où le rachat d’une vie (fallait-il en compter deux avec le suicide de la mère de sa victime ?) n’a pas de prix, la douleur de ce fils était aussi infinie. Dans une souffrance familiale partagée en deux, Pierre retirait, par son pardon, sa part, mais il restait alors un demi-infini… sans compter les amis qui souffrent aussi et qui eux ne peuvent pas accorder le pardon puisqu’on ne les considère pas assez victimes, victimes du deuxième cercle … Et notre famille à nous avait-elle pardonné par avance à mon père en l’aimant, ou manque-t-il une démarche pour que ton grand-père ait pu se sentir lavé moralement, en plus d’avoir purgé sa peine vis-à-vis de la justice ?

Je dois bien t’avouer que jamais je n’ai pu savoir si ton grand-père regrettait d’avoir tué cette petite bourgeoise probablement futile et agaçante, autrement que pour les conséquences de ce meurtre, et si son père, à elle, l’aimait tant que ça… Moi-même aucun des deux n’a réussi à m’y attacher. J’ai donc traité cette fille avec distance, ne voyant en elle qu’une réplique de cette bourgeoisie arrivée, théâtrale, stagnante. Un élément de décor dans les rues parisiennes. J’ai de l’empathie pour ces hommes et femmes qui mettent toutes leurs économies et leurs espoirs sur un rafiot pourri, et qui savent pertinemment qu’ils de grandes chances de mourir en Méditerrané, que les passeurs sont des escrocs sans honneur et qu’ils connaitront encore la faim, la peur et sans doute l’échec dans leur traversée de l’Europe jusqu’en Angleterre, que les populations qu’ils vont croiser les verront comme des parasites, des clandestins, qu’on ne leur reconnaîtra même pas le droit de s’accrocher pour vivre, que des petits cons qui n’ont jamais souffert voteront pour qu’on les renvoie chez eux, ce chez eux si misérable ou dangereux que même noyade et mépris leurs paraissent plus doux, qu’ils le troqueraient pour n’importe quoi ce chez eux si inhospitalier, mais pensant à cette fille, je n’ai jamais réussi à me dire que sa mort était une perte pour l’humanité. Il faut défendre son droit à vivre et condamner le geste de mon père pour le principe, évidemment. Mais, commise d’office, je n’aurais pas mis beaucoup de chaleur dans ma plaidoirie… Elle fut donc défendue par une femme dépressive puis suicidaire et un frère poussé par la haine. Drôle de sort.

Pour s’en sortir, ton grand-père et Pierre ont réinscrit leur faute / leur souffrance dans une démarche politique / caritative, faisant déborder l’une et l’autre du cadre privé pour devenir gouttes dans un océan où elles se diluaient. Cela change-t-il quoi que ce soit à la nature de leur engagement et à sa force ? Peut-être qu’il n’y a rien à dire, peut-être que les chercheurs de réponses ne sont que des phraseurs stériles poussés à la faute par la nécessité de rendre la justice ? Peut-être qu’on passe son temps à bricoler et… Bref, j’ai fait ma part – paix pour moi – tu te feras ton opinion, et lorsque tu en auras une bien dure, tu iras la frotter au monde, à voir ce que tu en retires.

J’ai aussi dû reprendre pour moi-même – c’est-à-dire pour m’approprier cette histoire et pas seulement la connaître comme on apprend sa leçon pour sortir une bonne note à une interro d’histoire-géo – l’étude du monde juste d’avant moi : les années 70. J’ai essayé de revoir la vie à l’aune d’un horizon qui m’était étranger puisque, née dans les années 80 et adolescente dans les années 90, ces années m’étaient inconnues et lointaines. Je t’ai aussi fait baigner dans ces musiques, dans ces ambiances, pendant mes recherches, sans que tu n’y comprennes rien. Peut-être en grandissant sentiras-tu que tu as des goûts anachroniques de par ma faute, moi qui voulais t’épargner des malédictions…

Ainsi j’ai redécouvert l’impensable pour moi qui fus mariée à un Allemand après l’avoir rencontrée lors d’un séjour universitaire Erasmus : ce conflit entre les meilleurs amis du monde, l’Allemagne et la France, alors que l’Europe politique m’avait toujours évidente. Je me suis replongée dans cette époque qui m’avait été contée à l’école et que j’écoutais de manière distraite, persuadée que les cheveux blancs qui revenaient sans cesse dessus voulaient simplement nous montrer que leurs conditions de vie étaient plus dures que les nôtres, que les guerres d’avant étaient pires que les nôtres (que nous nous ne connaissions qu’à travers les images chirurgicales de la télévision couleur et en temps réel mais loin, en Irak ou en Afghanistan), que les privations et les carcans d’avant, ça avait été autre chose que ces peccadilles de SIDA, etc.

J’espère que toi aussi un jour tu étudieras le monde juste d’avant toi, c’est à dire le mien. Je dis le mien car autant je n’étais pas née pour prendre parti face à Hitler ou sous l’Occupation, face aux guerres d’Indochine et d’Algérie, je n’ai pas eu à choisir de faire Mai 68 ou pas, de manifester contre la guerre au Vietnam, était trop petite pour me réjouir ou m’attrister de la chute du Mur de Berlin puis de l’implosion de l’URSS et de sa sphère d’influence, autant le 11 septembre 2001, les invasions de l’Irak et de l’Afghanistan, le segment du XXIème siècle du conflit Israélo-palestinien, la crise de 2008, j’étais en âge de penser et d’agir. Si les comportements sont cycliques sans doute que ta génération ressemblera à celle de ton grand-père, comme vous vomirez la nôtre, ce qui est normal : il vous faudra et compenser nos excès en rétablissant la barre dans l’autre sens et exister en face de nous. Moi, je ne suis pas dupe de ce que nous sommes mais n’en ai pas honte. J’ai milité contre le Front National et je me suis aperçu un jour que les porte-drapeaux de cette lutte étaient des manipulateurs. J’ai cru que Saddam Hussein avait des armes chimiques et qu’il était bon d’envahir l’Irak ; lorsque nous voyons le chaos dans la région aujourd’hui, nous ne savons plus qu’en penser. En bonne démocrate sûre de son régime politique et heureuse de vivre en France, j’ai applaudi aux révolutions arabes… dans un premier temps. Des militaires ont exécuté plus de 500 islamistes en Egypte en avril 2014, après une parodie de procès. En un jour, c’est à peu près un sixième du nombre de morts qu’a fait la dictature de Pinochet durant les années de répression. Sous l’influence de nos amis chiliens, moi qui ai été élevé dans un milieu de gauche, Pinochet venait juste après Hitler dans le “Hall of Shame” des dictateurs ; bien sûr j’aurais été de droite, j’aurais pensé à Staline et Mao avant le général chilien, mais enfin, nous avons tous nos biais idéologiques. Donc les 500 islamistes ont été liquidés, l’ONU a protesté, mais au final il n’y a pas eu d’émotions particulières. Pas de marches blanches ou autres formes de rassemblements. Pas de menaces de boycott. Pas de unes dans les journaux. J’aurais pensé que le fait que ce soit des militaires qui commettent ces meurtres de masse, aurait marqué tout de même ces Chiliens. J’aurais pensé qu’alors qu’eux réclamaient justice quarante ans après les faits pour leurs amis, ils protesteraient un peu, pour le principe, parce que leurs amis aussi avaient été considérés comme des terroristes ou des dangers pour le pays à l’époque. Ils n’ont pas dit un mot. La gauche humaniste regardait ailleurs pour ne pas avoir à dire quelque chose. Elle non plus ne voulait pas être commise d’office… un islamiste, un chrétien, un mort de droite, oui pour le principe il faudrait grogner, mais… chacun les siens. Cette morale à géométrie variable m’a dégouté et je me suis méfiée des donneurs de leçons et de la façon dont les perdants peuvent aussi raconter l’Histoire. Surtout les exilés, ceux qui n’ont pas soufferts et qui se sentent une mission de parler deux fois plus, pour eux et pour les défunts. Missionnaires comme nos professeurs, souvent trop jeunes pour avoir vraiment connus la Deuxième Guerre Mondiale, qui mettaient un zèle aussi horripilant que sincère à nous rappeler la Shoah et nos devoirs de mémoire, jusqu’à la saturation et au dégoût. « Et quoi ?, avait-on envie de leur crier, vos gueules avec la Shoah ! Nous, nous n’y étions pas ! Ne nous refilez pas la patate chaude de la culpabilité et de la honte que vos propres pères ont mise dans vos mains ! Nous, nous aurons à rendre compte de tous les événements majeurs du début du XXIème siècle, alors fichez-nous la paix avec les culpabilités du vôtre ! Chacun sa croix et comme le devoir de mémoire en a marre d’avoir bon dos, soyez bons apôtres et usez du vôtre ! » Et puis, là encore, on ne s’émeut vraiment lorsque c’est un noir qui meurt loin, ou un jaune ou un pauvre quelconque lorsqu’on est Français et que ça ne s’est pas passé en Europe… on nous mettait des morts d’il y avait cinquante ans dans une Europe des nations qui nous était étrangère. Nous, au sein de notre Union Européenne de Schengen et de Maastricht, nous avions des Hutus sur les bras, le sang des Yougoslaves coulait sous nos pieds et les enfants des anciennes colonies du Maghreb se demandaient en silence (parce que de l’Algérie on ne parle pas) s’ils devaient rêver de venger leurs grands-pères ou d’oublier et tenter péniblement de s’intégrer comme des vrais Français3.

Allais-je pour autant m’émouvoir pour tous, devenir une pasionaria de la justice internationale, militer sans relâche ? Les yeux de ton père me répondaient. A quoi bon ? C’est pour ça, ma fille, que s’est ouvert en littérature en tournant du siècle, un cycle de littérature où on s’est mis à la place des bourreaux, où on a voulu mettre face à face Antigone et Créon en écoutant aussi le second et sans céder à l’apitoiement facile pour la jeune fille sans responsabilité politique, pour comprendre au-delà des discours formatés dont on nous a seriné jusqu’à satiété. Nous cherchons à ne pas être dupes, au risque d’être neutre, d’être cyniques ; sans doute serez-vous à nouveau plein d’enthousiasme bébête et d’idéaux comme dans les années 70… Sans doute les enfants de la société de consommation naissante trouvaient leur sort pitoyablement confortable et regrettaient l’âge des héros. Nous, nous sommes des enfants de la paix et depuis que l’armée est affaire de professionnels on ne fera plus la guerre, on ne sera plus des héros. On se rassemble bien de temps en temps pour penser des autres mondes, pour s’indigner, pour se trouver des copains et se croire exister, mais on fait ça sous les caméras, on se filme, on se regarde, le grotesque de la société du spectacle entache tout ce que nous pouvons faire. Je ne dis pas ça avec regret ; les anciens héros aussi savaient que s’ils réchappaient, il y aurait un photographe, un écrivain qui narraient leur geste ; c’était d’ailleurs des littérateurs, tous, des kékés des beaux quartiers qui ne voulaient pas être banquiers. Le spectacle était un rien différé donc il faisait encore illusion ; lorsque les caméras se montrent en direct, ce qui était risible devient juste écœurant. Alors on existe en créant des comptes sur les réseaux sociaux, on regarde si on apparaît dans les moteurs de recherche, on profite du tourisme de masse sans plus croire ni à l’exotisme ni à l’aventure : on ne va tout de même par raffiner le snobisme jusqu’à refuser paix et confort, non ? N’est-on pas assez narcissiques pour se vautrer dans ce dernier raffinement de la vacuité ?

Alors, voilà, après ce roman4, j’ai tout misé sur le hic et nunc. Je me suis efforcée de faire en sorte de t’apprendre des choses les plus neutres possibles, de te lire des histoires qui ne véhiculent aucune vision de genre et qui ne soient pas non plus féministes, de ne t’inculquer aucune vision politique, aucune morale bienpensante pas plus que subversive, de ne pas te pousser vers la religion sans t’en détourner, même si, au fond c’est une tentative vaine. J’ai tellement été peinée lorsque ton père racontait qu’il avait en lui des chansons qu’on lui chantait, enfant, et qu’il devait cacher car elles étaient honteuses, qu’il ne pourrait jamais te les chanter, qu’il devait renier cette part intime et fragile qui est notre enfance. Moi-même je te chantai Nagawika et Topi-topinette que je chantai à l’école et je serais triste si on m’apprenait que ces chansons étaient malpensantes ou écrites pas des méchants et qu’il fallait les enfouir en moi et ne jamais les ressortir. Un jour, ton père t’a raconté l’histoire du joueur de flûte de Hamelin. Cette histoire ne se raconte plus vraiment. Dans un village allemand que les rats ont envahi – on ne sait pas pourquoi, on ne sait pas comment, mais enfin ils sont là, pullulent et nuisent à la population – les gens sont désespérés. Arrive un sauveur, qui promet de les débarrasser de ce fléau en échange de beaucoup d’argent. Le troc est sans doute inégal, le montant demandé outrancier, mais enfin les gens n’en peuvent plus, ils ont peur, ils sont des Faust accablés et ils signent avec ce diable qui joue de la flûte. Il les débarrasse des rats et vient demander son gain. Comme les habitants ne veulent pas le payer, maintenant apaisés et revenus à la raison, il utilise la même “arme” dont il s’était servi contre les rats et kidnappe des enfants charmés par sa musique. Je ne me souviens plus comment ça se termine. J’écoutais ton père raconter ceci, un peu anxieuse. Et effectivement, si les rats chassés ne te choquaient pas, lorsque ce fut le tour des enfants, tu posas des questions. Les bonnes. Celles que se posaient aussi ton père, et celles qui fait que ce conte ne doit plus être raconté. « Pourquoi, papa, il prend les enfants ? » Les rôles s’inversèrent d’un coup et c’est lui qui te posa la question, d’un coup, comme si tu étais devenue lui, plus jeune et que l’homme mûr voulait dialoguer avec l’enfant qui avait écouté cette histoire, un jour… : «  je suppose il faut imaginer le contrat entre les habitants et le joueur de flûte disproportionné par rapport au prix de marché de ce service, sinon les habitants sont justes des ingrats et des gens malhonnêtes… la morale de l’histoire serait alors qu’il faut respecter ses engagements… et si on ne respecte pas ses engagements comme on se doit de rembourser une dette alors sa faute rejaillie sur les enfants… comme si, ta mère et moi, cessions de payer ce pavillon résidentiel de banlieue sans charme et qu’en plus de vous laisser avec toute cette architecture sans âme on vous laissait aux mains du banquier ». J’étais triste car cette maison banale, nous avait pourtant causé bien des soucis et j’étais tout de même heureuse qu’elle t’abrite… voilà donc tout le mal que pensait mon mari de ce projet qui nous avait occupé pendant trois ans et qui nous lierait encore pendant trente autres, voilà le peu d’estime qu’il avait de notre existence, peut-être… mais il reprit soudainement : « tu crois que les rats étaient les Juifs, que le sauveur était Hitler et que l’Allemagne comprit trop tard quelle erreur elle avait faite, lorsque une partie de ses têtes blondes fut embrigadée dans les Jeunesses Hitlériennes ? » Tu ne comprenais pas, évidemment, ce n’était pas de ton âge. Ce que je lui fis remarquer violemment. « Bien sûr que si, c’est de son âge. Aucune comptine, aucune histoire n’est innocente. Relis Bettelheim ! Le Chaperon rouge, c’est pour apprendre aux petites filles qu’un jour elles prendront du plaisir à se faire sauter par le loup et qu’au fond ce sont elles qui le cherchent en allant dans la forêt… en rouge, ce n’est pas innocent ! Si déjà ma fille doit être une pute, je veux au moins qu’elle apprenne à appliquer les bons tarifs pour faire cracher les hommes ». Ce ton dur et ordurier n’était pas le sien. J’avais dû le toucher en le réprimandant. Il me fit remarquer que si je ne l’avais pas interrompu, il aurait alors proposé que le Juif était peut-être le joueur de flûte, usurier sans scrupule et que dans tous les cas, la morale de l’histoire était que les habitants n’avaient qu’à nettoyer leur ville pour que les rats ne viennent pas et faire le ménage eux-mêmes au lieu d’attendre qu’un messie le fasse pour eux ; on ne rase pas gratis. Bien sûr, son propos était anti-homme providentiel, mais la juxtaposition de « nettoyer la ville » et « rats » me fit tout de suite penser à ratonnade, et j’interprétais ça d’une mauvaise façon qui me mit en colère. J’avais l’Algérie en tête et lui croyait que j’essayais d’exorciser une sorte d’antisémitisme congénitalement allemand en lui, qui n’avait rien d’antisémite et qui, au contraire, t’aurait dit que si le joueur de flûte était le Juif usurier dans cette histoire, de toute façon les habitants de cette ville étaient coupables et qu’ils n’avaient qu’à apprendre à jouer eux aussi de la flûte. En cinq minutes, ta chambre devint un champ de bataille entre deux personnes qui s’aimaient, et toi la spectatrice impuissante de cette escalade soudaine. Je lui ai demandé de ne plus te raconter cette histoire – et lui me rétorqua qu’on la lui avait raconté à lui, que Topinette n’aurait pas le monopole de la transmission intergénérationnelle d’histoires enfantines. Que contrairement à lui, qui n’avait pas eu d’explications et qui devait comprendre entre les lignes, lui te la raconterait vingt fois avec vingt interprétations différentes et il t’apprendrait à jongler avec la complexité du monde. Et que même une fois le joueur de flûte serait Coluche ou Dieudonné M’Bala M’Bala et qu’à la fin ce serait toi qui proposerais des exemples. Aux noms des humoristes, mon sang n’a fait qu’un tour. Je suis mère et avant de t’apprendre à être libre, je devais t’apprendre à te protéger. Nous continuerions à te lire des Messieurs et Madames et Petit Ours apprend à partager, où tu saurais qu’il vaut mieux être gentille que méchante, partageuse qu’égoïste, du bon sens, en somme. Et je m’évertuerais à ce que tu récites ton catéchisme républicain sagement, au moins jusqu’au Bac : qu’on ne tue pas les hommes, que la démocratie c’est bien, qu’il faut aimer la différence et les cultures des autres et ne pas imposer la nôtre, mais enfin lapider et exciser ce n’est pas bien (et qu’importe si ça fait partie de la culture des autres et que la culture des autres on a dit avant qu’il fallait la respecter), etc. Et surtout je veillerais à te rappeler que si la France t’encourage à jouer les Voltaire, tu dois comprendre par toi-même ce qui est de l’ordre de la rébellion acceptée et celle qu’il faut t’autocensurer. Que Molière respectait les pieds de ses vers autant que la bienséance lorsqu’il se moquait des gens de son temps, surtout des Grands. Que si tout Français doit être un bon cartésien et n’accepter aucune raison qu’il n’a pas examinée par lui-même, enfin il n’était pas Galilée non plus, de sorte que si le tribunal de la République lui faisait comprendre qu’il ferait mieux d’écouter Edmund Burke et de faire confiance aux préjugés de son pays plutôt qu’à son bon sens partagé, il valait mieux ne pas demander le réexamen de toutes les raisons d’Etat, quand bien même il arriverait finalement à des conclusions dans la norme. Bref, mon rôle de mère était de t’apprendre certains mensonges et à la fermer. Je ne voulais pas que le rouleau compresseur de la tolérance et de la fraternité ne t’écrase, ni que la liberté t’enferme, ni que l’égalité ne t’apprenne trop vite ses limites.

Donc, c’est ma réponse à moi. Une réponse de mère de son temps, qui ne partage le collectivisme naïf de celles qui mettaient au monde des petits soldats pour la nation et les laissaient partir au front avec autant de tristesse que d’orgueil. Je suis une individualiste comme tous les autres et c’est peut-être aussi la réponse de toute ma génération qui est née avec la télévision couleur et a connu le développement d’Internet et s’est dit que ça valait mieux de jouer aux jeux vidéos qu’à pérorer sur le marxisme et la révolution, l’engagement grandiloquent, changer le monde à chaque qu’il fait caca et finir en bon gestionnaire bourgeois comme les autres. Car tous les lendemains que nous avons connus ou que nos pères eux-mêmes ont connus ont déchanté. Alors oui, je suis sceptique et repliée sur moi et les miens, et je me contente de savoir comment je vais t’éduquer, comment payer les dettes que j’ai contractées pour nous offrir un toit sans me demander si la culture de la dette est une grande machination pour nous tenir tous à carreau, si je suis encore belle et désirable de temps en temps, et si tu réussiras dans la vie.

Sans doute que le monde aura changé lorsque tu seras en âge de prendre parti. Peut-être que tu te demanderas comme des gens de mon temps ont pu penser que l’islam et les autres religions ne pouvaient pas cohabiter ? Peut-être que les Chrétiens seront opposés aux Juifs et aux Musulmans, alors copains comme cochons et comme naguère, fiers des racines communes de leurs pensées, comme nous avons inventé les racines judéo-chrétiennes au XXe siècle ? Seront-ce à ce moment-là les Indiens et les Chinois qui seront les ennemis héréditaires, éternels et à jamais irréconciliables de l’Europe à ton époque ? Sera-ce la Russie « évidemment » en conflit contre un de ses voisins ? Seront-ce les religions monothéistes unies contre les autres ? Le terrorisme sera-t-il le fait des bouddhistes ? Les génocides commis par des hindous ? Des écologistes jusqueboutistes ? Sera-t-on divisés par couleur de peau ? Par taille ? Par façon de retranscrire par écrit le chant du coq ? Seront-ce les principes de nos systèmes de langue qui nous couperont irrémédiablement des autres aires linguistiques au point de nous faire vouloir éliminer physiquement les porteurs de telles aberrations langagières ? Tu me diras dans quelques lustres.

D’ici-là, ma fille, n’oublie jamais qu’ils ne pourront pas faire que nous ne finissions pas par nous aimer vraiment, je veux dire au-delà de la pose républicaine et des discours politiques, mais comme ton père et moi nous sommes aimés sans regarder autre chose que le brillant de nos yeux respectifs, lorsque ceux-ci se sont croisés et que nous avons senti l’amour germer en nous jusqu’à l’envie de te mettre au monde. Tu ne comprends pas aujourd’hui pourquoi nous ne vivons plus ensemble. Ni où est passé ce fameux amour entre les deux êtres qui t’ont conçue… Si tu te voyais, tu saurais combien tu en es la dépositaire ! Et l’avenir est à toi !

Paris, 15 juillet 2014

Notes

  1. J’utilise des guillemets parce qu’avant ma génération on savait ce qu’était une famille. J’étais, dans ma classe, l’une des seules enfants de parents divorcés. Aujourd’hui la proportion s’est inversée et ce sont toi et tes semblables ‘recomposés’, qui regarderez les enfants de parents mariés de longue date comme des incongruités.
  2. C’est aussi pourquoi je suis si vague sur la profession de Pierre et la vie de Christine.
  3. Ça te parait évident, aujourd’hui, ma fille, de voir des Français noirs et d’origines maghrébines dans les media, sache que pour nous autres, dans les années 1990, ce fut d’abord exceptionnel.
  4. Cette vieille façon de dire qui agonise depuis les années 1950 et dont on ne sait trop que faire ; moi je n’ai pas eu le choix, il me fallait user de prétérition pour pouvoir te raconter cette histoire et le documentaire m’était interdit, comme je viens de te l’expliquer.