1.1. La femme est devant moi [moi, Juan, vous n’avez pas l’électricité à tous les étages, vous !], tenant son café d’une main raide et me tenant en joue du regard de la même force que je sens la pointe du blanc de ses yeux commencer à me percer le front pour essayer d’en sortir dès maintenant et sans plus attendre ce que j’ai à lui annoncer. Mon souci à moi est de ne pas être trop abrupt, mais de ne pas la laisser non plus trop longtemps attendre, comme si je prenais un malin plaisir à différer les révélations et la faire mariner. Sa rigueur m’intimide. Mais je me lance :

1.2. — Votre mari n’est pas disparu, Cristina.

— Pardon ?

— Non, il est vivant. Il a réussi à fuir en Suède.

— Quoi ?

Voilà la muraille ébranlée, mais je ne ressens pas encore de tristesse en elle.

— Fuir ? Fuir quoi ?

1.3. De l’indignation.

— Le travail atroce qui était le sien, ici.

— Quel travail atroce ? Il travaillait pour l’Armée chilienne !

— Et vous a-t-il raconté ce qu’il faisait précisément ?

— Non, jamais, je suppose qu’il n’en avait pas le droit, aussi je ne m’immisçais pas dans ses affaires… Il vous en a parlé à vous ?

1.4. Et de la défiance.

— Non, non, bien sûr, effectivement ce devait être secret. Mais j’ai cru comprendre à son visage que ce n’était pas de tout repos. Vous n’avez rien remarqué ?

— Il était fatigué. Taciturne. J’ai attribué ceci au stress, au poids de la responsabilité : la tâche qui attend les libérateurs est énorme. Aussi je me suis efforcée d’être douce, de ne pas l’ennuyer avec mes problèmes et de respecter son silence.

1.5. En regardant cette femme visiblement de bonne famille, trop droite, aux gestes posés et aux manières irréprochables, qui aurait été sans doute presque de nouveau belle après sa grossesse si les doutes et la tristesse causés par la disparition de son mari ne l’avaient pas affecté, et très blonde en tout cas, je comprends le hiatus qui avait dû se creuser dans ce couple séparé par le secret d’Etat.

— Vous dites qu’il est en Suède, n’est-ce pas ?

— Oui. Vous êtes déjà allé en Suède ? Eh bien je vous assure qu’on ne va pas y vivre sans de bonnes raisons, sauf à y être né…

— Et pour quelles raisons serait-il parti en quittant sa vie, sa famille, son travail, sa patrie, je vous prie ?

1.6. — Pour échapper au suicide, peut-être… (il faut bien que cette jeune femme très sûre de ses jugements soit consciente de ce qui était probablement en jeu). Cela n’a rien à voir avec vous, cela dit. Il m’a parlé de vous et de votre enfant avec beaucoup de tendresse…

— Oh, merci ! Je suis heureuse d’apprendre que je pleure un fuyard et d’avoir des nouvelles de mon couple de la part d’un inconnu. Désolée d’être dure, mais le choc est aussi dur et inattendu…

— Je vous en prie. C’est vrai que je suis un inconnu. Il m’a laissé une lettre pour vous, avant de partir.

— Oh, c’est trop ! Il a perdu ce temps-là ! Il est allé rejoindre une autre femme ? Est-ce ça ?

1.7. — Non, je pense qu’il s’agissait d’un vrai grave problème. Je ne crois pas exagérer en parlant de vie ou de mort dans cette décision.

— Ah… alors qu’il avait la chance de participer à la reconstruction de ce pays détruit par trois ans de… et comment a-t-il fait pour rejoindre la Suède ?

— Via l’ambassade. Nous l’avons fait passer pour un militant communiste…

— Le couard ! Le lâche ! Quelle honte ! Pour un militant (elle semble répugner à souiller sa bouche de ce nom)com…

— Ne le jugez pas…

1.8. — Quoi ? Comment voulez-vous que je réagisse alors que j’étais en train de pleurer mon mari et que j’apprends que pendant ce temps-là il est en Europe à fuir je ne sais trop quoi ? M’abandonnant ici avec un enfant sur les bras ! Qu’est-ce je dois en penser ! Qu’est-ce que je vais raconter ? « Il est où ton mari ? Il a fui en Suède… » De quoi j’ai l’air !?

— Et si vous lui faisiez confiance ?

— Vous savez, vous, pourquoi il est parti, n’est-ce pas ?

— Pas v…

— Vous savez !

1.9. — Vous pourriez envisager de le rejoindre d’ici quelque temps, peut-être qu’il pourra passer dans un pays plus clément comme la France et …

— Et m’exiler alors que j’ai toute ma vie ici ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter de partir de ce pays que j’ai toujours servi avec honnêteté et que je n’ai jamais voulu abandonner à ces sales types répugnants même quand ils nous narguaient et nous promettaient de prendre nos biens, de s’installer chez nous… Jamais je ne partirai, je suis chez moi ! Nous allons reconquérir ! Qu’est-ce qu’il fait là-bas ? Mais quel connard ! POURQUOI EST-IL PARTI !!!???

— Faites-lui confiance ! Il vous aime.

— Au point de me laisser toute seule. Quelle preuve d’amour !

— Faites-lui confiance, il doit avoir de solides raisons…

1.10. Elle prend la lettre que j’avais laissée sur la table et se lève dignement, malgré les larmes de rage qui ont coulé sur ses joues.

— Je vous remercie — me fait-elle sèchement, comme si j’étais en tort…

Et s’en va.

Je sais bien qu’on s’en prend toujours au messager lorsque le message ne convient pas, et comprends sa réaction, mais je me demande dans quelle aventure je me suis involontairement fourré… J’ai (peut-être) sauvé un tortionnaire, je ne serai même pas un Juste. Qu’importe. Je l’ai fait pour lui, le regard des autres ne doit pas m’atteindre. Vous ne m’aurez pas non plus.

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