§14. Certes, c’est vrai, j’ai tort de me couper du monde social, même pour une femme, surtout pas pour une femme, même pas pour Helena. J’ai revu le général Pinochet, qui cherchait à me joindre depuis quelque temps : je lui ai dit que j’étais parti en voilier à défaut de lui dire tout de go que je ne désirais voir personne ces derniers temps, et qu’il faisait partie de ce commun des mortels que je fuyais. Il faudra d’ailleurs que j’arrête d’utiliser cette excuse, surtout en hiver où elle est moins crédible, de peur qu’on finisse par recouper avec les amis la Confrérie Nautique du Pacifique Austral, qui savent, eux, que je ne prends pas trop souvent mon voilier ces derniers temps… Pinochet ne m’a fait d’ailleurs aucune référence à ces frères d’armes-là, ignorant sans doute nos relations. Elles aussi très distantes, c’est à corriger, je pourrais au moins savoir si les projets de libération du pays sont toujours en marche et si je peux faire de plans à longs termes ici, avec Helena, évidemment, ne doutons de rien et tout se passera comme dans nos plans.
Pinochet ne m’a aucunement parlé de politique, son seul commentaire, si on peut considérer que c’en est un ayant été : « la situation est difficile », ce qui est aussi vague qu’évident. Il semblait encore parler de livres et de philosophie, essayant dès que je le mettais un peu en confiance de m’apprendre quelque chose ou de sortir quelque chose de saillant. Il faudra que je tâche de le faire boire, une fois, pour voir s’il se déride un peu avec l’alcool, si peux avoir accès au vrai être humain qui se cache sous le maintien trop rigide du militaire respectueux de son rang et de ses responsabilités. J’ai néanmoins noté, lorsqu’il m’a informé du retour de son chef hiérarchique, Carlos Prats de sa longue tournée internationale, et donc que son intérim en tant que chef des Armées prenait faim… bon voilà le lapsus qui devance ce que je voulais dire. Bref il me semble poindre un peu d’ambition nouvelle chez l’homme, ou de la tristesse à l’idée de retourner à la case départ comme il y a un mois… Si vous l’interrogez il niera, comment le lui faire avouer ? Comment sortir la vérité d’un homme ? Avec les femmes je sais comment faire : on aime se parler franchement une fois la barrière du corps défoncée, pouvant se parler désormais d’âme à âme sur les cendres chaudes du désir. Il faudrait donc… mais Lucía n’est pas très désirable et je doute que sa fille ainée soit au courant des affres psychologiques de son père… ne perdons pas de temps. Il faudra trouver d’autres failles à mon homme, comme lui reparler de notre secret commun, au détour d’une conversation, sans qu’il se sente traqué…
Voilà, je me suis acquitté de mon devoir d’homme vivant en société, j’ai assuré mon quota minimum de relations sociales, je verrai des collègues et la société bienpensante de la démocratie chrétienne un peu plus tard, car il ne me reste plus qu’à revenir aux affaires, aux vraies, à la charge, la décisive, revenir dans sa vie aussi vite que possible, la prendre d’assaut comme dans un rêve qui n’en finit pas d’être soudain, ne pas la laisser s’habituer, ni réfléchir (je ne sais pas d’ailleurs si cela ferait mon jeu), guerre éclair, en mouvement, tout donner tout de suite, et puis après…
…Indélébile, notre rencontre savamment fortuite dans un endroit que mes investigations avaient pu découvrir comme un étant un de ceux qu’elle estimait, comment au milieu des livres et du savoir, une lecture bien choisie du signe de la plus grande sensibilité, un échange de quelques mots, comment les lignes d’écriture furent la matrice de nos liens oraux, phrases se tissant tout doucement entre nous, comme je sentais à chaque minute un pas de plus progressé en sa direction, comme les sourires devinrent plus francs, les paroles plus profondes, moins pudiques, les silences révélateurs sur tout ce qui touche à sa vie sentimentale comme un tabou, un voile à ne pas lever trop tôt, mais derrière lequel la belle se change et se dénude peu à peu, ma tendresse, ma patience, la décence de ne pas brusquer les choses, l’élégance devant l’évocation du déjà vaincu et bientôt remplacé, pour moi le compagnon d’un ébranlement, l’heureux complice d’un abandon, et l’enchantement qui nous entoure. Je te vois mienne jour après jour et je t’aime, je sens des palpitations, tu pourchasses toutes mes idées les traques jusqu’à les acculer au gouffre, tu t’étends et proclames ton exclusivité, que tu es belle, je me sens laid et bien trop indélicat, bien trop indigne du trouble que je trouve en toi, de l’effet que je produis, tu reflètes une joie que je ne me crois pas en mesure de déclencher, sur tes yeux une image que je ne me reconnais pas, j’ai peur de la chance que j’ai, mais peu à peu je m’habitue à vivre avec celle-ci, j’attends le rire narquois qui viendra recueillir la maturité de ma crédulité, je traque le détail, le trou dans le décor, mais rien, trichons, trichons jusqu’au bout, jusqu’où ça devient le réel, je vis et je vis en toi.
Peut-être : je sais que ton corps ne m’est pas acquis, que tu peux remporter tes caresses, la chaleur de ton ventre, tes sourires et la décoction de joies qui s’effile depuis toi, loin de moi, je me ferai un nid dans tes rêveries, j’arracherai jour après jour la victoire obtenue la veille, tous les matins remis en cause par notre distance creusée dans la nuit, tous les matins comme l’éclosion d’un nouveau soleil, un étonnement, la première rencontre de mes yeux dans les tiens.