Ma valise est ouverte sur le lit, comme éventrée et montrant des entrailles que nul ne voudra consommer. Je sors de ma première douche de l’autre côté du mur… avec de l’eau vraiment chaude ! J’ai pris mon temps à laisser couler l’eau sur ma peau. Caresses. Je me suis lavé trois fois. Douce odeur de savon, fleur de vie. Mon visage se devine sur la glace usée, au-delà de la buée qui nappe encore la surface de la vitre. Je me redécouvre peu à peu : chevelure châtaine – je me souviens certains y voyaient des reflets roux –, poils fuyant sur les joues et même pas de quoi faire une barbe complète, visage creusé (pour rien : il n’y pas d’or dans mon cerveau), yeux que je vois marron clair et qu’on me diagnostiquait parfois verts, taille moyenne pour des latitudes tempérées (je suppose que je dois être plutôt petit aux Pays-Bas, mais j’arrivais à voir beaucoup de crânes en marchant à Alger). La buée s’estompe, mes traits se précisent – il faudra que je me laisse pousser les cheveux et que je change de coiffure, c’est trop marqué par la prison comme ça. En attendant, il faudra que j’aie le geste rapide et sûr comme un militaire.

Ce à quoi je suis allé m’entrainer en déambulant vers Pigalle. Je n’ai pas vraiment fait exprès, c’est près de chez mes parents et puis je voulais revoir le Paris d’autour de Montmartre, celui que j’aimais tant, petit. Là où se logent encore plein de souvenirs à nous…

Après quelques centaines de mètres à marcher, je me suis posé sur un banc pour regarder comment les autres se comportent, comment ils parlent. J’essaye d’entendre des expressions nouvelles, des tournures à la mode, oublier celles qui seraient datées d’il y a quelques mois et me feraient passer, pour un marin revenu d’un long voyage, d’un immigré habitant la ceinture extérieure ou, pire, d’un provincial. Les passants s’égrainent les uns après les autres, comme si des accords tacites avaient empêché les embouteillages dans la rue. Ils n’ont pas d’horaires aussi stricts qu’en prison, eux, leurs horaires de travail sont un peu plus lâches, ils ne font pas tout en même temps.

De plus près, la vie se perçoit mieux ; comme par exemple l’activité besogneuse d’un quadragénaire en blouse, venu réparer je ne sais quoi à un lampadaire. Je vois aussi cette jeune fille avec de petites mèches qui apparaissent de part et d’autre de ses épaules, un corps de femme qu’elle promène nerveusement sur ses talons. Faut-il encore que je la désire douloureusement, faut-il que je tremble à l’idée d’aller la retrouver pour lui faire des avances, qu’elle accepte de sacrifier un petit moment pour partager du plaisir ? Même étant prude elle ferait une exception pour moi, évidemment, cette fille sévère et pâle, les cheveux décolorés d’un châtain élimé. Je souffre j’aimerais être insensible, ne pas désirer plus qu’une pierre, vivre de soleil et de pluie, ne plus penser à rien. Pas à cette femme, ce regard, ses petits gémissements, quelle tête fait-elle pendant l’amour ? Je me suis levé, je n’en peux plus, je suis d’avoir l’air idiot sur mon banc seul avec le travailleur à côté, je dois avoir l’air d’une vache qui espère voir passer un train pour s’occuper.