Elle m’attend dans l’escalier de ce lieu sordide, sans mot dire. Moi je suis plus bas, essayant de comprendre comment j’ai fait avec cette petite phrase timide pour en arriver là. A suivre une prostituée dans des escaliers sombres et légèrement mal odorants ; du pas cher. Elle ouvre la porte. Je sens que je devrais dire quelque chose à nouveau pour continuer sur la même lancée, faire semblant d’être un habitué de la passe, même si je serais très tôt démasqué. Etre comme de ce monde pervers pour mieux m’y installer. J’ose à peine entrer dans cette pièce défraichie et exiguë aux relents de moisissure. J’ai honte et envie : je franchis le pas tout de même. Et maintenant, faut-il lui parler ? Attendre qu’elle se prépare ou accélérer l’affaire ? Il n’y pas de mode d’emploi pour cette marchandise-là alors je suis resté devant le lit – il n’y a pas beaucoup de place d’autre où aller, de toute façon. Je repense au regard méprisant du réceptionniste que j’ai détesté. Comme je le hais ! Comme je maudis ce silence-là. Normalement, quand on va se frotter l’un sur l’autre, on se dit plein de choses tendres, voire bêtes mais qui scellent juste le bonheur d’être à deux. Ici on se déteste. J’ose à peine regarder cette femme dans la pièce. Faut-il qu’elle soit là ? Pourquoi ne pas partir en courant, rigolant avec le réceptionniste de la bonne blague que je viens de faire. Je soulagerais ainsi la conscience de tout le monde. Je pourrais peut-être dire quelque chose de gentil, presque affectueux qui la mettrait en confiance. Ce serait à elle de faire ça, elle s’y connaît. Pourquoi ce froid ? Ne peut-elle pas être un peu plus agréable, faire son boulot dans la joie ?
Elle se retourne vers moi, pas une seule expression visible sur son visage, elle n’est qu’une feuille blanche bien difficile à marquer, sinon peut-être à l’encre sympathique, mais je n’ai pas la tête aux douces civilités, et puis après m’avoir quelque peu dévisagé d’un œil transperçant, presque mis à nu, elle décline la carte du menu et tous les suppléments possibles, seules les lèvres du visage sont défendues, je ne sais pas où mène cette audace folle ; comme elle détourne la tête pour s’occuper de sa propre personne, il me reste un peu de temps pour… commander.
Il faudrait sortir… vraiment ! Dire à cette pauvre femme qu’elle pourrait être ma grande sœur, ma mère peut-être tant son âge est effacé sous son masque de maquillage, ses longs cheveux épais. Mais elle se déshabille en face de moi, près du lit sans aucune pudeur, en posant soigneusement ses affaires sur la chaise en paille tressée. Elle lance des coups d’œil vers moi pour voir où j’en suis – comment fait-elle pour ne pas avoir d’appréhension ? (Du moins, je n’en vois aucun indice). Je n’ai pas bougé, j’en suis encore devant le lit à la regarder. A me regarder depuis le plafond de la chambre : j’ai l’air abruti, effrayé, fort seulement d’une boule énergique dans mon pantalon qui me tiraille. Il faut m’oublier, ne penser qu’à ce désir, le laisser filer : je n’en peux plus ! Je voudrais me déshabiller comme une flèche, lui sauter dessus. Et si je n’ai pas la force, si je m’affaisse au bout d’un court instant, de quoi aurais-je l’air ? A-t-elle le droit de me juger, de toute façon, celle-là, je la paye, non ? Elle est à mon service. Tout va très vite, je dois sans cesse m’adapter à la situation, coller aux micro-événements pour mieux réagir, mais quelques questions techniques m’obsèdent : comment toute cette mécanique va-t-elle m’accueillir ? Faudra-t-il que je la prépare ? Si oui, comment ? Ce sont des gestes tendres qu’il faudrait. Devrais-je, pourrais-je être doux avec elle ? Elle, indifférente à tout mon trouble souterrain, s’est déjà posée sur le lit. A défait un peu les draps, a étalé du lubrifiant sur son sexe, consciencieusement, afin sans doute que je ne l’esquinte pas. Puis elle se souvient que j’existe, me regarde agacée et interrogative. Puis elle comprend. Sans que je n’aie rien dit, rien fait, elle s’approche et m’aide à tout quitter. Je vois déjà mon ventre, les poils qui l’habillent encore un peu. Je suis bientôt nu et n’ai plus qu’à me glisser dans le lit, mais il faudra que je la touche. Non pas de tout mon être, puisque le bout de plastique qu’elle m’a donné sépare dans la peur le point d’orgue de mon désir du fourreau de son assouvissement, si déjà autant y aller, en levrette pour ne pas la voir, ne pas sentir son regard, oublier qu’elle vit, que ce n’est pas qu’un sexe avec des fioritures autour, qu’elle a une conscience et que ça résonne dans sa tête et que probablement elle va s’ennuyer. Je suis dedans peut-être, mais sur elle sûrement, bête missionnaire (je n’ai pas osé), je ne veux pas de chichi, je ne suis pas là pour mon plaisir, cela me coûte tant. Je la pénètre, du moins m’encastre. Je ne me retiens plus. Je me suis lâché. Je tombe dans son corps. Je m’y engouffre. Je m’y perds. Je voudrais la perforer, arriver à l’aimer, en avoir le temps, déjà tout est sorti. C’est fini. Mais je m’accroche, encore pour mon argent. J’ouvre les yeux et elle regarde le coin du lit en haut, elle ne voudrait pas être là. L’est-elle vraiment ? Et si je lui parlais m’entendrait-elle, je veux dire autre chose que le travail, du bavardage, savoir ce qu’elle peut penser des clients, si je suis comme eux, s’ils sont aussi apeurés que moi, s’il y en a qui n’ont aucun complexe, et si oui pourquoi viennent-ils vers elle ? Je suis étalé sur elle, j’essaye quelques gestes pour essayer de rallumer des braises que je viens de noyer, je suis comme un enfant qui fait un barrage dans un ruisseau. Elle s’ennuie effectivement, cela me gêne aussi. Elle n’a rien dit. Pas de cri, ni de plaisir ni de douleur, alors j’essaye de lui en mettre, et d’en remettre encore furieusement, mais qu’elle cesse au moins de n’être rien en dessous de moi, qu’elle réagisse un peu. Je donne, je donne, mais elle s’entête à ne rien vouloir prendre. J’intensifie encore mes gestes. J’ai mal. Arrive presque à un point de rupture, j’ai peur de voir mes entrailles s’ouvrir de l’usure du frottement, geste imbécile et forcené de haut en bas, de m’abandonner de fatigue sur son corps inhospitalier, mais je ne veux, ne dois, ne peux, rien laisser d’une trace de faiblesse ou d’affection. Elle est lithoridienne et je voudrais la fendre, parce que moi-même je me veux pierre.
Or, bientôt, je suis plus creux qu’une chambre à air à plat toute mouillée, haletant, qui a perdu son combat, empli d’horreur et d’une insatiable envie, encore, encore ! Si je la retenais ? Si je la forçais à rester, plutôt, car je n’ai pas assez d’argent pour la payer une seconde fois. Elle s’est levée discrètement, d’un geste rapide et fluide. Si promptement qu’à peine m’en suis-je aperçu que l’air s’est déjà remis à sa place. Elle va vers le lavabo en se regardant dans le petit miroir comme pour mieux me provoquer : « cette pâte gluante qui coule un peu sur les draps, sortant du préservatif qui a glissé de ton sexe redevenu tout mou et qui ne m’a même pas fait frémir lorsqu’il était dur, c’est toi, celui qui m’a abaissée jusqu’à être nue et sale devant mon reflet, c’est toi, salopard de client » semble dire le gant qu’elle frotte entre ses jambes. Je suis tétanisé devant les coulisses du sexe. Il est là, couché à côté de moi, dégonflé, un peu luisant, le bout de plastique glauque plissé d’amertume. Juste à la place où elle était. Et je ne peux même pas le serrer dans mes bras comme on le fait d’un corps transpirant, qu’on aime encore après l’amour, dans un merci aussi muet que mutuel.
Je comprends pourquoi les hommes s’en vont tout de suite après la décharge, enfin : quel étalage ! Rien ne m’est épargné. Pourquoi me le serait-ce ? D’abord, il faut bien qu’elle entretienne son outil de travail pour un prochain pourri comme moi. Ses seins tombant sont d’un grotesque remarquable, plus aucun trait de son corps n’est harmonieux. Et puis elle sent le parfum bas de gamme jusqu’ici. Je suis pris de frissons de dégoût, comme je suis ignoble, comme elle est répugnante ! Nous sommes complices de cette abjection-là. Nous nous sommes répandus dedans. Mais c’est elle qui m’a tenté ! Elle m’attendait au coin de la rue et je me suis laissé aller au piège. Le réceptionniste aussi est complice par omission. Aurais-je signé pour cela si je n’avais été possédé par ce désir, que dis-je, ce besoin impérieux de vider ce trop-plein de spermatozoïdes pour du vrai ?
Mais enfin, merde, toute cette saleté m’a fait du bien. Aussi.