Le sommeil n’arrive pas. Sans cesse des images, tout plein. On ne peut pas oublier ses fautes, pas complètement, même si “ses” ne sont pas vraiment “mes”, je n’étais presque plus moi…. Jamais je n’aurais… Pourtant.

Alors je m’assois dans le lit et reprends le carnet que j’ai acheté après le bar, pour continuer à écrire mes souvenirs du trou. Je note des noms : Jean-Pierre Le Dantec, Michel Le Bris, Alain Geismar… ébauche des débuts de dialogues, mémoire brute, qu’il faudra remettre en forme par la suite :

— Pourquoi est-ce que vous êtes là ?, nous demande un prisonnier comme nous.

— Tu vas commencer par me tutoyer, l’ami, lui répond Michel. Où as-tu vu un rapport de hiérarchie entre nous ?

— C’est que vous venez de dehors… Vous deux et les autres, c’est différent

— Quoi, différent ? Nous sommes des êtres humains comme toi. Moi je suis ici pour avoir pris la suite de Jean-Pierre… tu le connais ? (Il lui fait un signe d’acquiescement de la tête). Nous publions La cause du peuple, interdite par le pouvoir en utilisant une loi sur la presse qui date de …Vichy ! Ils ne cachent même pas leur idéologie, les bougres !

Avait-il dit « les bougres » ? « Les cons » ? « Sales fascistes ? »… Je ne me souviens plus… Ai-je le droit, moral, de mettre « les bougres » s’il ne l’a pas dit ? Je me souviens juste que je ressentis quelque chose de bizarre, contradictoire et complexe à la fois. D’une part je luttais alors, à mon retour à la case prison – sans passer par la case nouveau départ, sans toucher les 20 000 Francs et ne jamais avoir la chance d’acheter des rues ou des gares, même pas une nouvelle conduite toute vierge –, ­je luttais pour devenir un prisonnier de luxe, un prisonnier politique. Je faisais partie désormais, un peu, de cette bande-là, puisque j’étais entré avec eux, puisque j’étais là par fraternité avec les exploités. Et pourtant, une fois arrivé au niveau de ces derniers, au plus bas, “nous” essayions de créer des hiérarchies dans la misère pour échapper à leur sort… Et j’étais quand même heureux d’être un prisonnier mystique, mû par de grands idéaux, et de pouvoir aider les autres, mes frères anonymes de détention dans cette grande masse qui passait par vagues successives, un peu plus dans les yeux, sans pouvoir me comparer aux voleurs, aux petites frappes, aux délinquants égoïstes. Et même les délits de la faim : m’imaginer être leur sauveur. Et pourtant je me comparais encore à des prisonniers pour constater que je montais d’un grade parmi cette communauté de référence. Alors que si je regarde plus haut, vers mes compagnons de collège ou de lycée, ceux avec qui je partais à égalité ou presque dans la cour de l’école, quelle infâme merde suis-je devenu ! Je suis un idiot qui est heureux de battre au vélo des grabataires en fauteuils roulants, qui a gardé le braquet de montagne alors qu’il roule sur le plus pitoyable des plats… (La vengeance, qui se mange froid ?)

« Les bougres » ou « les sales fascistes » ? Et je m’arrête là pour trancher cette question en remettant la couette sur mes épaules.