Que je croyais. Sur le dos, puis sur le ventre, je n’arrive pas à ne pas faire grincer le lit, je transpire d’insomnie à un tel point que ma peau se liquéfie et vient mouiller les draps dans cette chambre déjà humide où un rayon de lune vient couper l’espace d’une lame diagonale. Un hibou au loin, n’a rien trouvé de plus drôle que de pousser la chansonnette, bien lassante d’ailleurs, et dont je n’arrive pas à trouver l’utilité sinon celle, un peu puérile, de narguer les souris de son attaque imminente. Un hibou dans une ville, je ne croyais pas que ça pouvait y vivre depuis que les vieux greniers ont été remplacés par des immeubles récents, à moins qu’il ne soit dans une forêt bordant le territoire humanisé, mais alors il doit véritablement vociférer ! Un hibou à Paris ? Néanmoins je dois bien reconnaître que ni le hibou ni le clocher que je charge de tous les mots que je connais pour insulter, ne sont les véritables causes de cet allongement froissé : si le sommeil se mérite, et que seul le méritant ait le droit au calme paisible du repos nocturne, alors il doit se faire que je n’en suis pas digne encore, car tout comme le moribond meurt tranquille s’il n’a plus rien à faire sur Terre qu’il ne puisse ou n’ait envie d’accomplir, le dormeur est celui qui a exploité tous ses possibles et peut mourir pour la nuit, mais que puis-je faire de mieux que de m’écrouler sans n’avoir rien apporté comme solution ?
Je peux rallumer la lumière et écrire à nouveau. Ebaucher l’écriture de la visite de Michel Foucault chez nous, en cette fête du travail de l’an 1971. Courte visite. Etonnante. Ma sœur me l’a racontée avec ses mots. Des mots de femme, qui parlent de la violence, des gens qu’on bouscule et qu’on emporte. Jamais de politique. Elle me donne le brin de muguet que les camarades distribuaient avant d’être chassés. Elle ne se rend pas compte que dans ce muguet il y a des revendications profondes, une contestation sociale de fond, une critique du régime carcéral que l’on attribue à l’ensemble du pouvoir sur lequel est fondée notre société ; je n’ose lui demander, mais je suis sûr qu’elle n’y voit qu’un geste généreux et solidaire envers ceux qui sont détenus et purgent leur peine avant d’être réintégrés dans la société. Naïve petite sœurette. Mais nous sommes les enfants de nos parents. Ils ne nous ont pas élevé pour régner et, de nous-même, nous n’en avons pas l’idée. Je peux le concevoir (ce qu’elle ne peut sans doute même pas faire), mais sans prendre la possibilité au sérieux. Je veux dire même avant que je sois hors course de par ma condamnation, même innocent je n’étais pas appelé à mener les Hommes. Je ne suis pas de la race des dirigeants…
Même si j’ai un peu milité avant l’Algérie et avant l’enfermement, je n’aurais jamais pu être en avant des autres. Au football, j’aimais faire la passe décisive ou jouer défenseur, je n’avais jamais l’arrogance du numéro neuf qui veut marquer son nom dans le match. En politique, je ne sais pas parler tactique ou stratégie ; je suis un militant de base : je parle objectifs, idées, mesures concrètes. Ma sœur ne parle de rien, elle écoute. N’a pas vraiment d’avis, elle ne défend pas des idées, elle défend des gens qu’elle aime et qui, eux, portent ces idées. Ça lui suffit. Je l’ai vue distribuer des tracts avec moi dans la rue, « pour voir » me dit-elle ; n’était-ce pas pour veiller sur moi ? Je me dis des choses étranges ce 1er mai 1971-là. Notamment que j’ai un rapport ambigu avec les camarades politisés avec qui je suis enfermé. Avant, à Melun, je subissais mon sort, les brimades, le climat de violence permanent, l’ennui, le désespoir, en m’y résignant. J’essayais de ne me froisser avec personne. De n’appartenir à aucun clan pour n’en craindre aucun autre. Je me comportais le mieux que je pouvais avec les gardiens, ne rechignant que pour la forme, pour faire comme les autres, mais sans y croire, pour ne pas être vu comme un collaborateur, un jaune. J’essayais de rester dans le rang et de ne faire aucune vague. Avec leur expérience des luttes dans la rue et leur savoir livresque, maintenant que je les côtoie au quotidien les camarades prisonniers politiques ont créé en moi une certaine jalousie. Ils arrivent même en prison à débattre, à trouver un sens à leur geste. J’ai l’impression de cohabiter avec les ministres d’un gouvernement en exil, et qui reprendront la barque de l’histoire en sortant, qui vivent au-delà d’eux-mêmes, sont plus que leurs individualités… Et à les entendre, je prends d’autant plus conscience de l’injustice dans laquelle nous vivons, du caractère parfois inhumain des traitements que nous recevons, comme si ceci cela allait nous rendre plus humains, comme si la violence physique (la faim, le froid, quelques coups) ou symbolique (la domination, l’arbitraire qui essaye de semer le trouble dans la classe des détenus, les insultes ou les insinuations blessantes) que nous subissons allait apporter quoi que ce soit à la société. Comme si ça allait nous aider à être plus réinsérables à notre sortie. Alors que je les avais acceptés, qu’ils étaient pour moi la normalité (la prison c’est ça, me disais-je, ça ne peut être rien d’autre, il faut attendre que le temps passe et s’accrocher à sa date de sortie), voilà que l’esprit de révolte germe en moi. Idée inutile. J’ai rempli les questionnaires que le G.I.P. a réussi à faire entrer. Et maintenant j’attends que quelque chose change. Sartre, Foucault ou Clavel, sont pour moi comme des généraux bienfaiteurs à la tête d’armées qui doivent nous libérer. J’étais résigné et tout occupé à survivre, ils ont mis en moi l’impatience. Un peu plus de rage. Et je sais pourtant que je suis coupable. Mais ce système aussi me paraît désormais coupable envers moi. Il m’arrive d’être une boule de colère là où je n’étais qu’attente expiatoire… N’étais-je pas plus protégé avant ? Et je me rends compte aussi que mes camarades ne sont pas des anges : ils se disputent, il est difficile de s’opposer à eux, même si la liberté de ton est officiellement réclamée, mais combien on passe pour déloyal si on ne suit pas le mouvement… Je n’ai osé émettre aucune critique pour leur grève de la faim. Et pourtant… Ils ont donné un sens à certaines choses. Des choses durables, même si je n’ai pas été à leur côté très longtemps à ma sortie de prison, et qu’ils repartiront d’ici avant moi, puisqu’ils ne sont là que pour de courtes peines, puisqu’ils n’ont rien fait en somme, alors que moi j’étais récidiviste et en période probatoire. …J’avais eu une insomnie ce soir-là comme celle-ci. Ils ont déréglé d’autres choses aussi.