Combien de jours que j’erre dans les rues pour ne pas être tout le temps chez les parents ? Vers quoi ?
Mon maigre pécule de sortie de prison est presque terminé, je n’aurai bientôt plus assez de ressources pour vivre ma petite vie d’oisif non-volontaire.
Comme je n’ai pas trouvé d’emploi, il me faudrait reprendre le chemin des administrations, me réinsérer, comme un corps extérieur essaye de faire sa place dans un organisme bien compact, en espérant que la greffe se passe pour le moins pire possible… Nan, allez, je n’ai pas chômé durant mes années noires, je suis capable de travailler avec mes bras, et puis avec ma tête, si l’on veut bien de moi, si l’on arrive à saisir comment une personne sans problème peut sortir un moment de ses rails et causer de grands désastres… Envisager que ces deux personnes sont distinctes, même si l’une des deux paye le prix de la folie (il n’y a pas d’autre mot !) de l’autre. S’ils arrivent à entendre, eux mes juges, alors que moi-même je ne comprends toujours pas, quelle force obscure, quelle rage, quelle fureur, quelle inconscience peuvent s’emparer de la raison d’un homme sain d’esprit et en faire, le temps de dire « ouille ! », une bête féroce… Un “raptus”, dans le jargon des spécialistes…
Revenir, toujours revenir au même endroit, se mettre à chercher d’annonce en annonce, lire toutes les colonnes pour tenter de trouver de quoi vivre à plus long terme… L’autre jour après que j’en avais trouvé une, je me suis rendu au bureau pour prendre les coordonnées de l’employeur. J’avais oublié de prendre un nombre, c’est idiot j’avais tout noté, même l’inutile, mais n’avais pas vu cette référence en haut à droite ; quoi, un nombre perdu dans la masse avoir tant d’importance ? Et puis le regard de l’employé de bureau, l’impression de faute grave qui pouvait se lire sur son visage plein de reproche et de mépris. J’étais désolé. Ça arrive ! Un nombre. Là. Perdu en haut à droite, écrit en petit caractère, j’y retournai, excusez-moi, avec le sourire, le notai, revenai, attendai à nouveau mon tour, prenai mon mal en patience pour être de nouveau accueilli comme de la merde. Ce petit homme, un rien du tout, trônant derrière son bureau, personne, absolument personne, et le voilà qui prenait un air irrité, au point qu’en un instant je semblai presque gêné : « excusez-moi de vous faire travailler, grand prince ! ». Et puis il a consulté ses dossiers tout en paraissant macérer quelque chose en lui, en attente de la meilleure occasion pour la cracher. Que lui avais-je fait, moi ? Ce n’est pas ce nombre qui avait pu le rendre comme ça ! Ou alors il est malade ? Ou que sais-je moi ? Sa femme est-elle partie avec un autre, pire que lui, et c’est sa bassesse qui a piqué son orgueil ? Sa voiture est-elle en panne ? Ses enfants lui causent-ils du souci ? Je m’en fous d’abord ! Ça n’excuse rien de toute façon : il est à mon service, payé pour ça. Je ne lui ai rien fait, il n’avait pas le droit de me traiter comme ça… Un :
— Si on ne sait même pas relever une annonce, comment peut-on espérer travailler ?
Qui tomba comme un coup de massue.
Mais pour qui se prenait-il ? Voilà le genre de gars incapable de gérer sa vie, mouton parmi la troupe, et qui se vengeait sur moi comme un père de faible caractère s’en prendrait à ses enfants en leur disant « on ne me la fait pas à moi, tu vas voir de quel bois je me chauffe ! » et repartent le lendemain matin ramper devant leur supérieur. Le misérable ! Comme s’il prenait des gants hygiéniques pour s’adresser aux gens, comme si la bêtise se transmettait au premier contact, et quelle hauteur il plaçait vainement entre lui et … nous ! Pourtant, je sais bien que ceux qui ne daignent pas s’abaisser, ont très souvent peur de ne pas avoir beaucoup de distance à parcourir pour toucher le sol.
— T’es qui toi, sous-merde ?
Il a levé les yeux, il ne s’attendait sûrement pas à ce qu’on lui réplique, il devait déjà se gausser de son grand trait spirituel, et jouir de sa petite sentence en se disant : « eh ! eh ! je l’ai eu, on ne me la fait pas à moi ! ». Petite crotte qui ne s’aime pas lui-même, et qui voudrait abaisser tout le monde à son triste niveau, sans essayer de s’élever vers mieux que ce qu’il ne peut être. Un minable comme tant et tant…
— Je vous demande de rester poli !
Oh ! comme il avait l’air décontenancé, comme il perdait de sa superbe, il se serait énervé si j’avais poussé plus loin l’affront, mais finalement il m’indifféra… et je suis parti groggy, le laissant avec en moi un fond de joie du plaisir d’avoir gâché une partie de sa journée…
Néanmoins, il avait perturbé la mienne aussi, car après cet « incident » comme un compte à rebours débuta en moi. Dix minutes après, encore abasourdi et sous le choc, je me repassais les images en les analysant, arrêt sur image, sélection des détails tout en sentant la morsure de l’injure déverser dans mon sang la rage de l’injustice. Je finis par me faire une idée précise de ce qui m’énervait et une heure plus tard, bouillant de colère, triturant, tapotant, déplaçant chaque objet que je rencontrais à ma portée, je me sentais des envies de violence. Celle-ci venait par vague, une façon d’humilier atrocement (toujours par instinct brut de castration) avec le seul garde-fou des conséquences. « Si je le retrouve, je suis capable de tout », me proférai-je.
Demain, je ressentirai l’âcre consolation de la pitié, une intense envie de pouvoir gracier malgré une victoire certaine au bout d’un glaive justicier.
Après-demain, je rêverai d’éloigner ses enfants de la bassesse de leur père, je jouirai en imaginant leur honte devant un tel homme et son mal-être face à son reniement de ses propres enfants.
Dans une semaine, il y aura un léger malaise, et puis l’enterrement de l’affaire sous une strate de nouveaux faits.
Mais qu’importe, aujourd’hui il y a la même rage pour ces faibles qui souffrent et veulent entraîner tout le monde avec eux… Je voulais être plus intelligent, c’est-à-dire moins puissant et l’accepter, mais ne l’est pas qui veut, et désirant l’oublier pour ne point lui offrir le luxe jubilatoire d’être le sujet de ma rancune – bien qu’il ne puisse voir les effets triomphants de sa bêtise sinon les deviner – je demeurais cloué à mes instincts de violence. Je le voyais indéfiniment plier sous mes coups ou se traîner devant moi confondu par mes paroles fines et tranchantes, les mêmes qui m’ont fait défaut à l’instant où elles auraient été utiles (maintenant foisonnantes mais tardives), croulant de honte sous les rires gras et bêtes de connards comme lui, alliés méprisés qui lui feraient sentir son infériorité parmi les plus bas.