Une petite chambre d’appoint et mal éclairée, ou une grotte ? Je suis dans un lit, je dois être nu. Non, il me reste mon slip et mes chaussettes qu’on n’a pas osé m’enlever. Il ne fait pas chaud. Heureusement, des habits secs m’attendent sur une chaise à un mètre (au plus) de moi. Je me lève d’un bond, prends la serviette que je viens d’apercevoir, et moins d’une minute après me voilà habillé. Il n’y a aucun bruit autour de moi, nul n’a dû entendre mon réveil. Que faire ? Je dois m’en aller le plus vite possible de cette maison d’étranger. Ce n’est pas un hôpital. Un refuge ? Ou peut-être est-ce chez mon parrain ? Mais comment m’a-t-il transporté ? Je me serais effondré de froid, et le brave homme m’aurait recueilli chez lui… De toute façon, il me posera des questions, et je ne veux pas en entendre, je n’ai pas de réponses ; je dois partir. Une fois cette décision prise et arrêtée, j’entrouvre les volets, en essayant de ne pas dépareiller ce silence, et regarde ce que le paysage voudra bien me révéler de lui. Les seuls détails qui retiennent mon intérêt sont que je suis à Paris, et au deuxième étage d’un édifice de ville : il me faudra donc passer par la porte en espérant que personne ne la surveille. C’est drôle, je me sens comme dans un jeu d’aventure, je suis un héros enfermé qui doit échapper à ses ennemis, et qui pour cela ouvre d’un grand geste la porte, choisit la vitesse au lieu de la discrétion, et qui a bien fait car un homme à moustache lisait dans la chambre voisine. Il dévale les escaliers avant que le monstre n’ait le temps de réagir, arrive jusqu’à la porte d’entrée qui servira, du coup, de sortie, mais non, car étant fermée à clef et celle-ci ne se trouvant dans la serrure, il faut aviser rapidement et trouver une autre issue à ce piège. Déjà les escaliers grincent, l’ennemi se mobilise, alors il traverse le couloir, débouche dans un salon, où il découvre une femme s’affairant un peu plus loin dans une petite cuisinette. Une autre ennemie. Alors presque sans s’arrêter il se fraye un chemin entre les sièges et la table basse en verre, ouvre la fenêtre, grimpe sur le rebord, chasse d’un coup brutal la main qui essaye d’accrocher son pull, accompagnée d’une voix : « attendez ! » et s’enfouit dans la rue. Qu’il traverse sans précaution. Sans se retourner il comprend qu’on a renoncé à toute poursuite. Pourtant le fugitif court toujours, ralentit juste un petit peu pour noter dans sa mémoire le nom de la rue, et ne s’arrêtera qu’à bout de souffle, au milieu des mauvaises herbes et des débris d’une vieille maison, là où les murs le cachent et ne le dénonceront pas.

Sa journée se passe loin de la ville et de sa population, à laquelle il a préféré la douce indifférence d’un coin de banlieue jusqu’alors inconnu de lui : une petite colline dans les faubourgs de la ville, un peu au-delà du chantier du futur Boulevard Périphérique où les ouvriers s’affairent dans le bruit des machines. Dans sa retraite, il reprend goût aux petits détails de la simplicité : la douceur de l’herbe, la majesté des grands arbres impassibles, le chant hétérogène de la nature produit par l’accumulation des piaillements, craquements, et du souffle du vent sur les feuilles folles qui s’agitent sur leurs branches. Il s’endort en plein milieu d’une clairière et demande qu’on lui accorde le repos du guerrier.

Mais la faim le reconduit bientôt vers les hommes dont il surplombe la cité et ses lignes tentaculaires, étincelles et feux follets rouges. Sans qu’il ne s’en rende tout de suite compte, il marche lourdement dans le brouillard et la précipitation d’une fin de journée de travail, vers sa fontaine natale. S’en apercevant dans un moment de retour, il hausse les épaules et n’y accorde pas d’importance. Il est las. Ces jambes le dirigent, la tête s’en fiche royalement. Elle sait bien qu’elle reprendra le contrôle dès qu’elle le voudra, et laisse à ses subalternes des miettes du pouvoir directorial. Le ventre, en grand profiteur de situations troubles s’allie au bas et parvient à mener la barque jusqu’à un repas rapide. Quelques bouchées insipides et grasses, tout comme les mains qui s’essuient sur le pantalon, et maintenant rassasiée, la provisoire alliance dirigeante en a marre de jouer à gouverner ce badaud ivre de liberté. Sans ordre la chair se pose sur un banc, sous un lampadaire, sous le poids de la lassitude. A cette période de vacance suit l’anarchie, attisée par la folie de la nuit tombée. Ainsi un moi étranger vient prendre le pouvoir de cette terre à l’abandon et dirige maintenant le bal qui se poursuit bien bas dans des caves remplies de bruit et de musiques, véritables lieux de perdition où personne ne se dévoile sous son véritable jour. La raison en ces lieux n’a que peu droit de cité, seule la jouissance est reine et y exerce son monopole… A cette idée la tête s’enflamme : si des hommes socialement corrects peuvent se changer l’espace d’une ivresse en épave dépravée, pourquoi moi le coupable ne pourrais-je pas aussi dans l’oubli de l’alcool redevenir un simple homme comme eux ?