Toujours est-il que je suis venu voir des enfants pour mieux me voir en eux, qui ai envie de rebâtir ma vie de zéro.

Déjà, je devrais revendre la maison, la maison du passé où j’ai été deux fois père et mari. J’y emporterai les bons souvenirs, et ce bagage sera long à faire, mais qu’il ne m’empêche pas d’avancer ! Bien sûr, il faudra que j’en laisse un peu de côté dans un coin bien reclus de ma mémoire parmi les souvenirs les plus déchirants. D’ailleurs tous les meilleurs ne sont pas ici. C’est dans le sud de la France, pendant que j’étais caché aux yeux de l’occupant, à l’époque où je suis devenu Pierre pour ne plus jamais cesser de l’être, que j’ai fait la connaissance de Christine. Nous nous sommes aimés d’un amour à ébranler le monde entier, presque instantanément. Nous nous sommes mariés dans son village, bien qu’il n’ait pas été très prudent de se faire remarquer alors que ma fausse identité ne me cachait que faiblement – mais il fallait avoir sa main pour pouvoir l’aimer au grand jour, des parents à rassurer alors qu’ils auraient préféré un mariage plus raisonnable, plus pécuniairement intéressant pour leur fille, et j’étais prêt à tout pour garantir cet amour qui nous rendait si heureux. Dommage que cet amour ce soit perdu peu à peu lorsque nous rentrâmes à Paris, une fois la folie des hommes assagie pour un temps. Est-il retourné là-bas où il était né, afin de ne pas mourir totalement ? Y a-t-il des fantômes de ces sentiments qui s’accrochent encore aux arbres de ces forêts où nous nous rejoignions à l’aube de notre vie commune ? Pourrais-je un jour me promener dans les champs de notre joie et y croiser l’écho d’un de nos rires qui se sera retrouvé ici en même temps que moi après un long voyage dans le temps ?

Mais si je ne dois pas oublier que j’ai été très heureux avec celles que j’aimais, je ne devrais pas oublier non plus que je pourrais l’être encore, même différemment, et que ce bonheur ne serait pas une trahison comme on le croit souvent au début, que ces êtres qui m’avaient été chères ne me jugent plus et quand bien même, elles le feraient dans la lucarne de la mort, j’ose croire qu’elles auraient assez d’amour pour se réjouir des sourires qui me viennent sans elles…

Recommencer de zéro à 55 ans ? Disons plutôt d’un zéro orné de quelques chiffres après la virgule, alors ! Pourtant au fond de moi quand je vois passer ce couple d’adolescents – là, amoureux, arrogants et probablement prêts à vous expliquer qu’ils ne sont pas pareils que tous les autres amours, y compris ceux qui affirment comme eux qu’ils sont extraordinaires, je sais trop que malgré ces nouveaux murs qui me protègent du froid et de la pluie, rien ne me protège de la solitude. Mais je ne suis plus aussi jeune qu’eux ne le sont. La vie a déjà fait un certain chemin en ma compagnie – elle ne dit rien la vie et en cela elle n’est qu’une compagne silencieuse, indispensable mais peu enthousiasmante en elle-même –, je n’ai plus l’âge d’aller à la pêche aux filles. Toute la séduction me paraît être un jeu si puéril (même s’il est beau de voir la force de vie qui brûle dans ces jeunes âmes), et puis je n’en ai plus aucune expérience, ce sujet ayant été pendant longtemps tabou, personne n’osant me suggérer de me remarier, craignant que je me mette en colère par cette seule idée.

Or l’amour finit par se frayer son chemin, puisque ce soir, après si longtemps, j’ai contracté un rendez-vous avec une certaine Solange que je connais depuis des années maintenant. Je l’ai vue fleur, je l’ai vue fanée, je l’ai vue briller à nouveau par la suite, et je l’ai regardée avec des yeux nouveaux. Elle aussi, peu à peu que nous apprenions à nous connaître, ses regards ont changé de nature, insensiblement, même si nous avons fuit pendant longtemps cette évidence cachée. Et la voilà qui me chamboule, comme un mauvais virus qui me fait mal à la confiance, me perturbe dans tout mon être, et puis cette “lettre” mal à propos qui vient charrier tout un pan de ma vie que je tentais d’oublier pour mieux me consacrer à cet exercice périlleux : aimer.