Je me souviens aussi d’un collègue que j’appréciais. Il n’était guère intelligent, de ceux dont la banalité engloutit l’existence mais d’un naturel simple, naïf et enthousiaste. Sa conversation retournait toujours à sa passion : le football.

Pour aussi prosaïque qu’elle pouvait paraître, il l’entretenait avec ferveur et cela attirait mon attention. Enfin devant moi une personne qui avait à mon sens une vie saine. Une petite famille sans problème majeur, des projets sans ambition démesurée, des rêves qui le motivaient et l’amenaient à se dépasser lui-même. Comme le patron avait accepté qu’il parte plus tôt le mardi et le jeudi pour aller entraîner son équipe de jeunes, il lui fallait un rendement plus important qui le rendait souvent absent des pauses-café collectives. Je me réfugiais souvent chez lui à ces moments-là. Pour “l’aider” (officiellement) d’une part (mais ne faisais-je pas plutôt que le retarder ?), et me soustraire à la compagnie de nos collègues, d’autre part. Alors je me souviens bien, le regard plein de fierté qu’il me lançait les lundis matins de victoire (oui, je l’aidais à ma façon en l’écoutant, peut-être). « Je lui avais dit de jouer n°10, c’est lui qui fait la passe décisive, tu te rends compte ? ». Non vraiment, je ne me rendais pas bien compte mais son plaisir ou ses tristesses étaient vraies, voilà ce qui me plaisait. Je ne comprends pas grand-chose à leurs règles mais tout ceci est-il vraiment important ? Qu’est-ce que ce sport sinon un lien qui unit les hommes entre eux, les hommes avec leur vie, comme une pièce de théâtre mimant la fatalité, l’injustice, la tricherie, la chance, la délivrance, la frustration, l’espoir… ne s’y joue-t-il pas un condensé de tout ce qu’ils vivent, n’est-ce pas un formidable exutoire à leur petitesse dans un flot qu’ils ne maîtrisent pas, qu’ils n’ont jamais maîtrisé, qu’ils ne maîtriseront jamais et qui les embarque de force dans son mouvement alors qu’ils se persuadent avoir choisi volontairement de le suivre. Quelque part, cet homme-là était grand. Un jour il est devenu entraîneur de « l’équipe une », un autre, directeur régional (ou quelque chose d’approximatif) « parce qu’il se passe des choses vilaines ». C’était un homme qui voyait toujours un peu plus haut que sa hauteur et qui a fini par grandir. C’était un homme qui vivait dans son monde à lui, qu’il aimait et qui le lui rendait bien.

Maintenant, à son image, ma vie a trouvé un équilibre, c’est une petite routine intéressante embellie par moment de grandes actions à ma modeste échelle. Et elle me plait dans sa modération. Je pourrais toujours rêver mieux, mais je ne rêve guère ; je remercie la vie pour ce qu’elle m’apporte. Même s’il y a eu d’autres ruptures.