Il a fallu combattre en moi-même, peu à peu, ces vieilles images irrationnelles des âmes reposant au ciel et qui regardent d’un œil attendri les faits et gestes d’en bas. Je me suis aperçu combien l’Homme, de chair et de vie, ne peut comprendre le caractère inanimé, non-vivant, la « chosité » des objets. Comment tous les jours, à notre insu, nous sommes stupidement animistes, sûrement alimentés par l’étendue des métaphores, des personnifications, des prosopopées, présentes dans toute littérature et par conséquent passées dans notre langage quotidien. Qu’il est drôle de voir comment après tant de siècles écoulés, malgré tous les sains défrichages que la science a pu opérer sur l’immense champ de l’inconnu et des illusions, l’Homme n’arrive toujours pas à concevoir de réalité au-delà de lui-même… Qu’étant vivant, il perçoit l’absence de vie mais n’est pas capable de vivre avec cette conception. Et quand finalement il triomphe de son angoisse, la vérité lui donne la nausée… Moi, je n’ai pas été si fort, j’ai continué à parler mentalement aux objets dans de courtes discussions en monologue, et me suis ainsi créé un petit monde onirique autour de moi, un petit monde dont le palier est infranchissable pour quiconque, même pour mes proches car il se détruirait de lui-même plombé par sa bêtise révélée si un inconnu y pénétrait.

Au début du deuil, je me souviens, on (je suppose pouvoir généraliser à partir de ma propre expérience que j’ai vue reproduite ultérieurement par d’autres) parle encore au mort. On pleure bien fort pour qu’il nous entende, comme serment de notre fidélité, ou pour qu’il vienne comme une mère vient apaiser son petit, pour ne plus entendre notre chagrin. Cela me fait penser (c’est peut-être bête) à l’époque où nous étions enfants, et qu’au sortir d’un cours de Talmud Torah nous ayant appris que Dieu voit tout ce que l’on fait, on y pensait et l’on évitait de se curer le nez, de mentir, d’avoir des mauvaises pensées. Puis il fallait bien commettre des actes bêtement humains : aux premiers excréments produits, on se disait alors qu’Il n’avait qu’à pas nous créer de cette manière s’il ne voulait pas nous voir dans cette posture, mais quand même c’était gênant pour nous d’être sans cesse épié jusqu’aux moments les plus intimes, peut-être qu’Il rigolait là-haut.