Il faudrait sans doute plutôt évoquer Alain, qui est de ceux qui, comme moi, sont venus aider Guy et Marisette à la ferme. Nous avons terminé notre journée de travail et marchons tous les deux sur une petite route en direction de la Cavalerie. Peut-être que le fait de nous retrouver seuls, dans un monde entre chiens et loups, avec face à nous une soirée de repos et de confidences alcoolisées, nous rapproche mais c’est la première fois que nous parlons tous les deux, vraiment, et de politique, en tous cas. Jusqu’ici il m’a été impossible de deviner de quel lieu il situait ses pensées, et je serais bien incapable de dire si ce sont des idées libertaires, maoïstes, hippies, gauchistes en général, une objection de conscience, le hasard, une femme, etc. qui l’ont amené sur le causse.

Il n’est pas dépolitisé en tout cas, puisque chemin faisant, il m’explique que jamais le programme commun ne pourra être signé entre socialistes et communistes :

— Trop de choses nous séparent. Mitterrand est un petit politicien véreux de la Quatrième République : tu nous vois suivre ce mec, franchement ?

Je note un “nous” révélateur qui doit me servir de leçon : ne rien dévoiler de mon identité politique, le laisser parler pour ne tomber dans aucun tic de langage qui me démasquerait. Néanmoins puisqu’il a été un peu obscur sur ce coup-là, je peux me permettre de l’interroger sans paraître suspect :

— Tu parles de qui lorsque tu dis « nous » ?

— Oh, je ne sais plus trop. Cette terre est étonnante. Elle rend les gens fous. Les paysans d’ici sont en train de changer. Eux, les individualistes taciturnes, commencent à former une communauté vivante et profonde. Et moi aussi je change en même temps ici. Ma colère s’émousse. J’apprends à être heureux. La communauté de l’Arche me touche. Tu n’as pas vu l’arrivée des « marcheurs de la paix », il y a quelques jours, lorsque Shantidas1 a rompu son jeûne. C’était émouvant. Tout le jeûne était touchant ! Voir les évêques se joindre à la démarche pour quelques temps, les paysans se relayer pour partager, pendant une journée, le sort de cet homme si étrange, si mystique, eux qui ne connaissent pas la faim, c’était surréaliste. Même les jeunes joyeux qui fument et chantent ne me paraissent plus aussi puérils que lorsque je suis arrivé. Et il m’arrive de me surprendre à penser qu’ils ont peut-être raison. Finalement.

» Ils ont raison sur le fond : prendre plaisir à la vie, n’est-ce pas ce que nous voulons tous, et que le régime capitaliste veut nous interdire au profit du seul haut de la pyramide ? Et encore, les puissants sont-ils heureux à toujours devoir poursuivre la performance, la réussite, l’accumulation de choses qu’ils n’emporteront pas dans la tombe ?

» Et sur la forme : on ne combat pas un régime politique avec des armes, on refuse de jouer son jeu et on se rit de lui. C’est sans doute ce qu’il y a de plus efficace.

— Pourtant j’ai l’impression que l’extension du camp est affaire pliée si les paysans ne reçoivent pas l’appui de Millau ou de Rodez, voire de Toulouse ou Montpellier… S’il n’y a pas une alliance entre les citadins et les paysans, ces premiers vont livrer nos amis à Debré sur un plateau. Diviser pour mieux régner : tu ne crois pas que nous sommes pris encore dans ce jeu ?

Je devine son sourire dans la pénombre, je l’entends tout du moins à sa voix :

— C’est drôle que tu dises « nous », alors que tu es là depuis peu de temps. Guy n’arrive pas à dire « nous » et il lui échappe souvent des « ils » lorsqu’ils parlent des paysans, qui montrent bien qu’il n’est pas tout à fait comme les autres, surtout pas les gens du sud, les indigènes, les natifs du coin. Enfin, tu sais, l’Union des Démocrates pour la République a fait sa campagne à Millau, l’année dernière2 en faveur de l’extension du camp militaire, en promettant des emplois grâce aux militaires. Et a été élue. Les gars, ici, pensent naturellement que la ville a essayé de sauver ses emplois sur leur dos et qu’elle s’en fiche, au fond qu’ils soient délogés. Seulement cette extension intervient dix ans trop tard : avant l’arrivée de gens comme Guy dans le nord du plateau, tu aurais pu acheter les terres pour pas grand-chose et les paysans seraient partis gaiement. Mais maintenant des jeunes sont arrivés, ils ont fait des investissements lourds pour moderniser les fermes, se sont réunis en Groupement Agricole d’Exploitation en Commun (G.A.E.C.)3, bref, tu ne peux plus leur demander de laisser derrière eux tous leurs efforts ! Tout ça me pousse à penser que les intérêts sont trop divergents entre les citadins et les caussenards. Personne n’en veut à personne dans cette histoire, et selon le bout par lequel tu prends l’affaire tu peux défendre ou condamner le projet de [Louis-Alexis] Delmas [député U.D.R. de Millau] et [Michel] Debré : au nom de quoi les paysans empêcheraient-ils les gens de la ville de défendre un projet qui éloignerait pour eux le spectre de l’exode ?

— Pourtant j’ai entendu Guy et des paysans du causse raconter ce qu’ils avaient vu à Canjuers [autre lieu où se trouve un camp militaire], et comment les promesses n’avaient pas été tenues, ni en matière d’emploi, de respect des horaires de tirs, de respect des paysans sur place… déjà il paraît qu’ici, l’été dernier, ça a été chaud avec les Anglais venus s’entrainer…

— Encore faut-il que la ville ne croie pas qu’on veut la manipuler… Pour le moment, les intérêts ne sont pas confluents, c’est tout. On peut toujours rêver de dialectiques sorties du chapeau, qui résolvent toutes les contradictions ! Tes petits amis, au fond, ont l’esprit bien plus embrumé que les fumeurs de haschisch ou d’opium ! On peut mais…

— Mes « petits amis » ?

— Arrête, bonhomme ! On lit sur ton visage comme si tu écrivais un roman en direct. J’étais comme toi en arrivant, il y a quelques mois… Et puis j’ai appris à individualiser les brebis, à reconnaître les vents qui traversent ce pays. Je viens d’à peu près les mêmes groupes de rigolos que toi. Je suis un agent démobilisé. En quelque sorte.

J’encaisse le coup en silence. Sans savoir quelle est la meilleure stratégie à adopter : avouer ou nier, en inventant instantanément des scenarii réfutant par des mensonges les indices qui lui auraient fait comprendre mon double jeu. Il enchaine rapidement pour me rassurer, me montrer qu’il ait découvert mon pitoyable secret que je n’ai pas su garder très longtemps ne change rien. Au contraire, peut-être pourrons-nous parler désormais franchement et dans une vraie amitié naissante :

— Tu verras, toi aussi la folie du Larzac te guette. Nous arrivons plein de morgue et nous finissons à poil, revenu à l’enfance du monde, sale et morveux comme des gosses jouant dans la boue de ce que nous avons été. Moi j’étais un petit bourgeois politisé avant de devenir un paysan. Je venais d’une grande ville de province. J’étais un gamin en rupture avec le monde d’où je venais. J’aurais été Jacques Brel si j’avais su chanter comme lui. Je n’avais aucune envie de me marier avec une de ces petites comédiennes des loges, à singer une vie de mensonges, à supporter les airs ravis ou faussement affectés de l’hypocrisie ambiante dans laquelle je devrais évoluer pour suivre mes petites affaires. Mon petit mariage minable grevé de questions d’argent et d’héritage, ma petite maitresse que je n’aurais pas tardé à prendre pour m’offrir quelques escapades. Dieu, que dans leur Paradis artificiel, seul le vice est une occasion de se sentir exister ! J’aurais été un patron, un chef, un gagneur en costume, jouant un plat rôle avec l’impression d’avoir inventé un modèle… J’ai lu un jour « L’enfance d’un chef ». Comment ai-je fait pour avoir du Sartre en main ? On ne lisait pas ça à la maison où le paternel ne jurait que par Bernanos et Valéry. Maman lisait Colette et des stupidités pour gourdes du style des Malheurs de Sophie ou des petites connes pleurnichent parce que le petit chat est mort ou que Marie-Caroline n’est pas venue au goûter d’anniversaire. Comme tout le monde ici, j’ai été touché par les non-violents, mais qu’on me passe un film de Sissi l’impératrice et il se pourrait bien que j’aie des envie d’attentats et pas que sur François-Ferdinand mais sur la famille impériale entière…

Nous sommes arrivés désormais au bar et Alain parle toujours, comme si l’absence de Guy, nous mettant seuls maîtres à bord dans la ferme – enfin plus Alain que moi, qui a plus d’expérience –, nous rapprochait, comme s’il devenait le chef et que cela lui donnait une certaine légitimité à s’épancher. Il continue donc de me parler de lui, ce qui m’arrange : j’ai déjà trop été mis à jour, il vaut mieux que je reste muet et que je ne me laisse pas trop aller.

— Alors comme je n’étais plus en phase avec mon monde d’origine, j’ai commencé à faire de la politique anti-gaulliste. Je n’avais aucune idée de quelles étaient mes opinions politiques, en avais-je seulement ? Mais je cernais distinctement tout cet ordre gaulliste et bourgeois contre qui je voulais m’ériger. Alors j’ai fait de la politique locale, comme Guy, Léon [Burguière], Loulou [Massebiau] et les autres… On s’opposait à la mairie. Et puis à force de faire du bruit, de mobiliser les gens, de mener des opérations coup de poing qui déstabilisaient le maire et sa bande de sbires, on a gagné. On a réussi à faire reculer l’ordre et l’arrogance trop sûre d’elle. Tous les notables ont la même gueule que le petit Michel Debré. Alors j’aurais dû retourner à ma vie d’avant. Redevenir paisible, puisque j’avais gagné. Mais il m’est resté le goût de la lutte. Il y avait tout ce vide après le sommet de la victoire. Cette vision qui s’offrait à nous depuis la crête de notre barricade d’orgueil, – avoir réussi à faire plier le maire !­ – c’était grisant. Je ne devrais pas le dire comme ça, mais c’est bon de se battre. Je crois que je comprends les militaires qui s’engagent pour aller sur le front. Je ne te parle pas des appelés qui sont là parce qu’ils n’ont pas le choix, mais de ceux qui signent pour aller sur le terrain, défendre un pays auquel ils croient, ou une cause… Et puis, moi, au moins, ma lutte est faite pour l’émancipation, sans armes, mais avec le même sentiment de se sentir vivre ! Ça, ça n’a pas de prix.

— Au fond, un monde qui serait arrivé à un état de félicité pour tous ne serait pas souhaitable, alors ? C’est ça que tu essayes de dire, panglossé-je.

— Ça n’arrivera jamais…

Je n’ai pas besoin d’insister, son refus d’obstacle me donnait la réponse qu’il ne pouvait dire.

— Et puis il y a eu l’embrasement de mai 68. Tu penses que je devais en être ! Une aubaine !

— Et tu crois que ça va être pareil ici ?

— C’est-à-dire ?

— Je veux dire : si les paysans se prennent au jeu de la lutte, comment vont-ils faire pour s’habituer à nouveau à leur vie d’antan ? S’ils perdent, avec la rage qu’ils ressentiront en eux, comment resteront-ils non-violents ? S’ils gagnent, et que tout s’arrête, peuvent-ils revenir au statu quo, désormais qu’ils ont rencontré des politiques et des visions plus larges du monde ? Qu’ils ont compris que leurs luttes s’inséraient dans des conflits plus globaux. Tu ne crois pas que ce qu’ils appelaient la tranquillité, ils appelleront ça la solitude une fois que le téléphone ne sonnera plus ? Lorsqu’il n’y aura plus la joie de la lutte mais le seul plaisir diffus de la routine et du travail ?

— Peut-être. Loulou est sans doute en train de craquer aussi pour ça : il était un des leaders, et maintenant que, sous l’influence de Guy, c’est la ligne non-violente qui s’impose avec Lanza del Vasto et les Catholiques plutôt que les maos et bouffeurs de curés, il est remis dans le rang, et ça a dû le ronger intérieurement. C’est de ça que je me soigne ici : cette soif de domination qui vient dès que l’on sent qu’on fait quelque chose. Comme s’il fallait que l’acteur soit le maître, une fois qu’il a appris à ne plus subir. Mais pour une personne qui s’ouvre à la vanité du monde, une autre en revient. Pour un jeune tapageur, il y un être mature qui le tempère, quand le premier réanime parfois le second. Il y a sûrement un équilibre dans tout ça. Je vais te dire un autre truc, et après on arrête d’être sérieux, même si c’est moi qui ai commencé, je te l’accorde : l’expérience maoïste est une petite bulle fragile inutile et déjà en train d’éclater. « Mai » a commencé sans eux. Ils ont bien essayé de jouer les mouches du coche, mais ils n’ont rien fait. Ils peuvent toujours s’enfoncer dans la violence et le terrorisme, personne ne les suivra. Leurs actions sont même contreproductives : lorsqu’ils ont bêtement plastiqué le faux hélicoptère qui se trouvait devant l’entrée du camp en décembre [1971] ou plastiqués les locaux de l’U.D.R. et de la C.G.T. en février, les paysans s’en sont totalement désolidarisés. Du coup lorsque Shantidas s’est présenté une nouvelle fois avec sa communauté, il devenait une branche totalement crédible de l’alternative. Dans la bataille des méthodes qui est en train de se livrer ici, les maoïstes se sont tirés une balle dans le pied, et les non-violents marquent des points jour après jour. Ce qui est vrai ici dans le Rouergue est vrai partout… Au moins en France…

Il faudrait trouver un moyen de lui répondre, sans forcément défendre les camarades, mais au moins lui donner des arguments le faisant douter, mais je suis son regard et je le trouve fixé sur un point : deux filles du village qui passent en discutant. Avant-même que je ne puisse trouver de réplique, il met à exécution le plan qu’il nous avait dressé, en sifflant la fin de la partie de « sérieux » :

— Viens, finis ta bière ou laisse-la : on va parler à ces deux jeunes demoiselles qui ne vont pas nous attendre. Le plaisir pris sur Terre ne nous sera jamais volé, au moins jusqu’à ce qu’on perde la mémoire.

Notes

  1. « Serviteur de paix », surnom donné à Lanza del Vasto par Gandhi.
  2. Des élections municipales en France, ont eu lieu les 14 et 21 mars 1971.
  3. Un G.A.E.C. « est une société civile agricole de personnes permettant à des agriculteurs associés la réalisation d’un travail en commun dans des conditions comparables à celles existant dans les exploitations de caractère familial. » Source : http://agriculture.gouv.fr/gaec.