18 avril. Nous sommes devant la préfecture. Dans laquelle Henri Tournier, émissaire spécial de Paris, est venu combiner dans le pays pour insuffler la division. Corrompant probablement l’un, flattant l’autre pour le gagner à la cause du camp, manigançant, tâchant de percevoir toutes les rancunes et les inimitiés pour les faire jouer l’une contre l’autre, mettant à jour des strates enfouies d’intérêt afin de les faire s’entrechoquer, semant la zizanie là où d’autres sèment de quoi nourrir le peuple. Mais nous sommes là pour révéler à grands cris festifs sa présence étrangère et bien lui montrer que s’il croyait être ici incognito, c’est totalement raté.

Michel [Le Bris] a une fois de plus fait le déplacement jusqu’à nous pour nous seconder. Les Occitans sont là aussi, qui se mettent à chanter dans leur langue sous les fenêtres du Pouvoir et de l’intrigant. Ne pouvant chanter avec eux dans cette langue inconnue de moi, je me tiens en retrait. Ce qu’a remarqué Michel.

— Alors rat de ville, pourquoi te tiens-tu en arrière lorsque la nuit est à la fête ? Pourquoi ce visage froid ? Achève tout ton rot, l’ami !

Michel est un ami, un gars droit, on peut parler franchement avec lui. On peut exposer ses inimitiés ou ses craintes, il cherchera toujours à reboucher les fissures et non à les agrandir, il ne s’en servira pas pour diviser mais pour réunir. Il sait bien que nos colères et nos querelles sont souvent dues à des incompréhensions, que nos haines ne sont pas définitives et que les ennemis d’un jour seront peut-être des années plus tard les meilleurs amis du monde. Aussi je me livre sans crainte :

­— Je ne parle pas cette langue, je ne peux pas chanter avec eux.

— Tu connais l’air, tu peux au moins baragouiner quelque chose et participer au chant ! Ce n’est pas une récitation, il ne s’agit pas de connaître par cœur les paroles mais de participer, ne serait-ce qu’en chantant en yoghourt. L’important est de prêter sa voix au chœur, de communier !

— Certes, je pourrais faire semblant, mais pourrais-je faire corps avec eux ? Je les trouve assez pénibles, moi, les Occitans ! A toujours vous sous-entendre que leur pays est plus beau, plus tout ce que vous voulez… Moi qui suis venu aider ici dans le coin, et ne me suis jamais senti particulièrement parisien, il m’arrive d’avoir envie de leur demander s’il faut que je me prosterne devant le moindre caillou local que je croise. A entendre leur discours chauvin, j’en viens à avoir un fort sentiment de rejet…, dois-je avouer à Michel. J’ai l’impression de devoir en faire deux fois plus pour me faire accepter, alors que je voudrais être des leurs.

— Tu n’es là que depuis deux semaines, l’ami, et encore. Sois patient. Une relation met du temps à se tisser.

— Mais je n’ai pas à montrer patte blanche ! C’est humiliant de devoir gagner sa place dans un groupe qu’on est venu aider. Je peux comprendre lorsqu’il s’agit d’une organisation secrète et que des risques sont encourus, mais là je travaille chez Guy tous les jours, je vis dans la communauté des paysans, je… Et puis je sens bien que ce n’est pas pour des raisons pratiques que je suis en plus, mais bien parce que je suis l’immigré de Paris. J’en suis réduit au même statut que Tournier. J’attendais plus d’ouverture de la part des Aveyronnais. Or, je ne suis pas leur ennemi, et je ne suis pas leur ami non plus.

— Alors que tu voudrais l’être… cette colère que tu ressens est compréhensible mais ne doit pas te gagner. Beaucoup de coups portés aux autres sont au départ des caresses interdites, qui se sont transformés, pour pouvoir toucher avec force et brutalité là où on n’a pas pu le faire avec douceur. Or il ne faut pas oublier que c’était un beau sentiment qui rythmait l’envie du contact, si tu perds de vue ceci tu as tout perdu ! Allez, viens, je ne connais pas le chant non plus, mais ce n’est pas grave, l’important est que les gens qui sont dans la préfecture nous entendent : ils n’entendront que nos voix, pas le détail des paroles…

Bande sonore : Georges Brassens, « La ballade des gens nés quelque part » [1972]