La France vote aujourd’hui, pour un référendum sur l’élargissement de l’Europe à la Grande-Bretagne, à l’Irlande, au Danemark et à la Norvège. Je suis loin de tout ça. Au milieu du causse balayé de vents, en silence. J’ai jour de congé. Vacance que je me permets de profiter, sans aucun scrupule. D’autant plus qu’Alain est resté travailler et que je le soupçonne de vouloir rejoindre sa souris, après sa besogne pour lui aussi jouir d’un peu de réconfort après l’effort.

Marcher ici me fait plaisir. J’y suis bien. Heureux, même. Oui, je goûte des instants de bonheur, il faut bien que je m’en rende compte avant qu’il ne soit trop tard. Je dois me faire spectateur de ma propre joie pour mieux la voir, et la ressentir de l’intérieur de manière encore plus présente. Les camarades parisiens, ou même ceux de la ville, que je n’ai pas profité pour aller voir, me le reprocheraient sans doute, une fois de plus. Qu’importe. Dans cette terre, tout autour de moi, il y a l’amour, la fraternité, le poids sur nos épaules que l’on coupe en tranches et qu’on se répartit avec délicatesse. La joie de vivre ensemble dans ce bout du monde, ne serait-ce pas un bel endroit pour recommencer l’humanité, se faire oublier des autres et développer un modèle alternatif à tout ce qui s’est fait jusqu’ici ? La tentation de n’être plus rien que le bonheur retranché du reste, dans une communauté comme celle-ci, entre les hommes, les champs et les brebis.

Alors la petite chanson niaise de la chanteuse Eva, « Oui, nous referons un monde », me revient en tête. Je me surprends à la fredonner, tout en mettant un pied devant l’autre sur ce chemin invisible qui me pousse vers une destination que je ne connais pas.

C’est peut-être ici le nouveau monde. Dans ce qui est en train de naître de la chaleur de la lutte contre le pouvoir central. Ai-je besoin d’aller de l’autre côté de l’océan à la recherche d’Indes improbables pour trouver une terre nouvelle où tout reconstruire ? Avec mon casier judiciaire, dans une démocratie, je suis terminé, condamné à jamais au bas de l’échelle. Il faudrait sinon qu’un Mao prenne le pouvoir en France et que je fasse partie de la jeune garde, des Gardes Rouges, de l’avant-garde de l’« ordre nouveau », du bon courant dans tous les cas. Mais ai-je envie d’être quelqu’un, de reconnu, n’ai-je pas tout simplement envie d’être ? Est-ce seulement humain de n’avoir aucune ambition ? Mettons. Si nous passons par la violence, si nous nous organisons en bande armée et prenons un jour le pouvoir en France ou ailleurs par le biais des armes, comment ferons-nous demain pour nous réfréner, décider que le temps de la haine est passé et que désormais l’amour règne ?

Je me souviens de ce que Lanza del Vasto disait :

— Si on lance une pierre en l’air, elle finira par nous retomber dessus. Pourquoi la lancer, alors ?

Je lui demandai ensuite, une fois à l’écart des autres :

— Mais si on a lancé la pierre, par bêtise, ou ignorance, et qu’on s’en repent, ou si n’on avait pas le choix, qu’on croyait que c’était la seule solution… la pierre qui va retomber, qu’est-ce qu’on en fait ? Elle tombe quand même ?

— Peut-être que si on s’est repenti entre temps quelqu’un la dévie avant qu’elle ne retombe. Peut-être qu’il est juste qu’elle tombe sur le fantôme de celui qu’on a été, celui qui a jeté la pierre, mais que celui qui lui a fait place soit épargné. C’est ça la force de l’amour.

Cette réponse m’a semblé sage et juste. Les membres de la communauté de l’Arche, et pas seulement Lanza del Vasto, m’impressionnent. Sans doute que ceux de la ville devraient l’écouter, eux qui ne feront rien, sans doute, pour faire avancer la cause dans la bonne direction, alors que de pierre en pierre, les non-violents déposent des fois nouvelles dans les cœurs, tout au sein des corps qui n’en sont que les murailles protectrices. Des églises vivantes.

On le voit concrètement à la Cavalerie, ou aux abords du camp. La présence des militaires est visible et quotidienne. Mais on fraternise même avec des appelés ou des simples soldats, dans les bars ou les commerces du coin, on se charrie gentiment, même si on sait qu’ils remettront leur uniforme et que nous ne serons plus du même “côté”. Au fond, chacun sa vision du monde, ou ses responsabilités, cependant la haine n’a pas droit de cité. Nous sommes simplement séparés par des logiques ou des intérêts différents ; pas ennemis. Je suppose que ce devait être pareil en 14-18 entre petits soldats Français et Allemands : on se tue sans haine, mis en face les uns des autres à cause d’une langue, d’une nationalité et d’intérêts qui nous dépassent et se servent de nous. Et presque soixante ans après, on est frères. On construit l’Europe…

Ne peut-on pas être frères dès aujourd’hui avec les militaires ?

Bande sonore

Eva, « Oui, nous referons un monde » [1971]

La jeune garde