Pourtant au rythme des soirées, l’ex-taulard et sans doute déjà ex-révolutionnaire laisse tout son être se libérer de sa pensée. Alors au rythme des pulsions, il laisse tout son corps se délivrer du passé. Alors au rythme des nuits il se laisse aller à larguer les amarres de la réalité, n’ayant pour seules balises que les repaires de la journée de travail chez les Tarlier. Richard Nixon ira, après le coup de théâtre de la visite en Chine, en Union soviétique. Les camarades de Millau montent pourtant de temps en temps et ont bien compris qu’Alain et son compagnon ne sont plus des leurs. Ils essayent de parler politique parfois, dans de longues palabres sans fin ni direction.

— Tu vois, c’est bien la preuve que les ruskofs sont des révisos !, milite un mao.

— Tu oublies que Nixon a été en Chine en février, ferme donc ta gueule !, intervient Alain, ayant trop bu, et ayant fumé un peu trop de haschich.

Oui, et pas seulement du haschich. On pourra toujours s’amuser à croire aux théories du complot, même si on se demande comment les drogues dures sont arrivées dans ce petit groupe d’apprentis-paysans subsistant chichement avec la solde de leur travail à la ferme, est-ce la police bourgeoise qui s’est arrangée pour en faire parvenir sur le plateau, via une femme sans doute – n’en déplaise aux militantes du récent Mouvement de Libération des Femmes, c’est toujours d’une d’entre elles que viennent les ennuis, surtout si elle ressemble à Brigitte Bardot et Jeanne Moreau en même temps, Eve et Lilith en un seul corps. Toujours est-il qu’Alain et d’autres sont passés à un autre niveau. C’est qu’on se lasse de la félicité au Paradis. Pouvait-il, cet Alain qui confiait, quelques semaines plus tôt, avoir connu le vertige de la lutte, se laisser aller à la platitude de la paix ? Le Paradis est trop simple, il faut toujours aller un ciel au-dessus, le septième et puis inventer ses étages, encore, toujours, jusqu’à 17 comme cette Tour Montparnasse que Paris est en train de se voir ériger ? Il faut toujours qu’il devienne un peu artificiel. Toujours les Paradis se perdent, c’est ainsi. On croit les créer et on les croque aussitôt sans jamais savoir les digérer.

Contrairement à son ami, Alain a quitté le travail dans la ferme de Guy Tarlier, ce « réac chrétien qui écoute le prêchi-prêcha des nigauds que sont les Chrétiens en Milieu Rural ». Ils se sont disputés à cette occasion : on ne traite pas de « réac’ chrétien » celui qui nous a ouvert ses portes comme à ses enfants. Ils sont restés amis mais une brèche s’est ouverte.

Alain travaille dans l’artisanat, en attendant de monter la ferme communautaire. Ils confectionnent des objets colorés, avec des matériaux de récupération que d’autres iront vendre à la ville, ou même à Toulouse ou Montpellier s’il le faut. Un du groupe a ri en disant qu’ils vendraient ça en prétendant que c’est pour aider à lutter contre l’extension du camp. Ce n’était pas drôle. C’était malhonnête. Et bête : on parle du fait que le camp pourrait servir à des opérations touchant la bombe nucléaire. On a tort de mettre la question du camp à la marge de ses préoccupations lorsqu’on est venus pour ça, au départ, avant de l’oublier pour refaire un monde juste à côté.

— Tu crois que ça va se vendre ?, demande-il à Alain.

— Bien sûr.

— Même si ce n’est pas un style très… bourgeois ?

— C’est tout ce qu’ils veulent les déprimés de la ville : s’acheter les couleurs qu’ils n’ont pas dans leur vie, rétorque Alain. Nos objets frémissent encore de l’amour qu’on a fait en même temps qu’on les confectionnait. Je baise toujours en même temps que je travaille pour charger ces objets en énergie cosmique. Tu sais que l’orgasme est comme un paratonnerre à ondes de joie ? Elles restent dans notre corps quelques minutes après la jouissance, et travailler les mains pleines de jus de foufoune, de sperme et de cette énergie, permet de les transmettre aux choses. Et puis ils en ont besoin, les bourges, ils veulent contribuer à nous faire vivre, car nous avons la vie qu’ils n’osent pas avoir. Les fourmis râlent mais sans le chant des cigales elles se suicideraient rapidement : nous les aidons à se supporter. Nous devrions jouir deux fois plus, pour prendre sur nous ce qu’ils ne peuvent vivre eux-mêmes.

Il semble que ce discours est un peu méprisant, pour des êtres qu’on prétend aider. Est-il aussi différent que celui des notables qui prétendaient parler au nom des paysans avant que ceux-ci ne se rassemblent dans les 103, que l’avant-garde qui s’aigrit lorsque les masses pour qui elle se bat ne les suivent pas, que les patrons qui font manger les travailleurs dans leur main en réclamant d’eux des remerciements pour les nourrir ?

— Il ne faut pas trop réfléchir. Tu n’as pas de ligne, toi : tu es trop ouvert, tu es très tolérant, tu écoutes les autres, c’est rare, tu prends en compte leur opinion, et ça te fragilise, lui a dit une fille observatrice, après leur troisième nuit d’amour. (Il a même cru en tomber amoureux, mais on n’a pas le droit de former des couples stables, c’est le début de la division ; il aurait fallu l’enlever et s’enfuir avec elle, il y a pensé toute une journée de tentation, mais ne lui a pas proposé : l’aurait-elle voulu ?) Seuls les fanatiques n’ont pas de problèmes, ils se croient dans le juste même lorsqu’ils meurent à cause de leurs idées. Ils se croient toujours innocents et justifiés. Toi tu doutes, tu n’arrives pas à tenir un cap. C’est ta beauté mais c’est ta faiblesse.

Aucune femme ne lui avait parlé comme ça avant. Aucune femme sans doute ne l’avait-elle observé. Il aurait fallu l’épouser, et la soustraire aux corps des autres. En faire sa propriété, ce n’est pas possible…