Alors la nuit, qui sait toujours reconnaître ses frères dans la souffrance que l’on agite follement pour tenter de lui faire lâcher prise, s’en débarrasser, voit en lui un des siens et l’intègre à lui, peu à peu. Il devient rapidement impossible de mener cette double vie en restant à la ferme. Alors, c’est dans des vieux murs abandonnés, pauvres décors miteux, ou dans l’intérieur d’un inconnu chez qui lui et les siens sont de passage, qu’il se retranche en compagnie de tout un peuple de papillons de nuit. Il survit parallèlement à la société dans la rage du désespoir, où il s’égare bien loin dans des arrière-mondes d’artifices qui le rendent illusoirement libre, le temps d’un rêve inaccessible quand les vêtements tombent sans pudeur là où l’on découvre le plaisir amer de la chair pour essayer de refermer la plaie. Mais la plaie, elle reste bien nichée en chacun. Et aucune injection, aucune éjaculation, aucun bruit, rien ne la referme. Elle s’endort mais se réveille toujours pour brûler. Et il dérive dans cette mer chaotique, cette spirale déchirante qui ne mène qu’à l’impasse, peu à peu, durant…

Une nuit autour d’un feu tout le groupe s’est rassemblé. Du moins est-ce un groupe qui est rassemblé ici, qui n’est pas la réplique de celui d’hier à la plage, mais le résultat aléatoire du hasard des envies passagères, nullement un groupe uni et indissociable. Rose est partie avec un garçon qu’elle a rencontré il y a quelques jours, « super sympa », mignon et inconnu de tous jusque-là, qui l’a emmené on ne sait où mais Rose reviendra, et reprendra sa liaison privilégiée avec Alain bien qu’elle ne soit pas exclusive et qu’ils se défendent d’être plus proches l’un de l’autre qu’avec tous les autres. Alain, d’ailleurs, est parti lui aussi avec son nouveau grand ami de quelques jours, sans doute celui chez qui on dort ici à Montpellier. (Guy Tarlier, au fait ? Le Larzac, le nouveau paradigme de contestation de la société, le retour à la nature ? Loin.) Lui s’en fiche puisqu’il joue jour et nuit de la musique avec des gens très branchés avec qui il forme un groupe de musique. Mais ils se retrouveront dès que le goût ne sera plus à leur activité présente, et ainsi de suite sans que ne soient énumérés tous les innombrables sous-groupes qui forment cette immense tribu en perpétuelle évolution. Il se trouve là au milieu de tous avec sa place bien nichée comme s’il avait toujours vécu de cette manière, ayant lui-même ses affinités masculines et féminines, connaissant tout le monde superficiellement, mais les connaissant tous assez pour pouvoir envisager de passer des bons moments avec eux, sans stress. La gêne, à vrai dire, n’existe pas ici. Tout le monde est différent et cultive son unicité pour ne pas pouvoir être remplacé par un modèle identique. Pourtant, tout le monde est semblable, car il y a des règles tacites partagées par tous, comme un fondement commun qui unit la communauté mouvante : certaines idées sont rejetées parce qu’incompatibles avec le genre de vie qu’on mène ici, et celles qui restent finissent par former un credo hermétique qui exclut la possibilité d’une différence foncière chez les individus. Dans les critères d’acceptation dans le groupe, il s’en trouve un incontournable : il faut être heureux d’être ici.

Et ce soir il ne répond pas à cette attente. Il regarde deux filles s’amuser à exécuter une danse du ventre, cigarette en main dont le bout rougeoyant décrit des grandes arabesques que les hanches malhabiles n’arrivent pas à retracer. L’exercice fait néanmoins tant rire les deux interprètes accompagnées aux percussions par les craquements du feu qui ondule lui aussi en imitant les danseuses. Il y a une fille en face de lui, très belle, feu follet clapotant joyeusement dans la lumière saccadée des flammes. Il se dit : « elle a disposé, je ne sais par quelle astuce féminine, une parure juste au-dessus de la raie des seins, harmonieusement posée sur un décolleté tapageur mais sans indiscrétions de mauvais goût ». Mais aussi : « j’ai compris que l’ornement n’était pas pour mon regard, moi-même n’étant un nuage et les autres me transpercent comme une fumée, au travers de ma limpidité. Et si moi, j’osais poser un regard un peu plus insistant, faire jouer pleinement la fonction de ce décolleté, m’y plongeant, m’y plaisant sûrement, je n’aurais été que le plus indélicat des admirateurs. Parce que ce n’est pas mon admiration que l’on veut susciter. Et mes yeux, trahissant la faiblesse qui émane de mes gestes, n’ont pas la discrète brillance élogieuse : ou trop désireux de ne pas outrer, ils offusquent d’indifférence, ou dithyrambiques ils mettent mal à l’aise, comme à nu, de trop, au-delà de ce que je voudrais. » Au point d’orgue de sa tristesse, il se déteste. Certains à côté de lui tapent dans leurs mains pour rythmer ce spectacle hilarant. Tout cela n’existe qu’en arrière-plan de ses pensées. Sûr que ces deux-là seront les reines de la soirée, et dès qu’elles ont fini leur petit jeu, elles enchaînent sur une envie de crêpes à la confiture de cerise que trois garçons reprennent pour les accompagner hors du groupe en quête de nourriture. Ils seront les rois de la soirée, ils sont trois, est-ce un problème ? Une des filles revient parler dans le creux de l’oreille de son favori, puis repart, devant l’inanité de ses appels, vers le petit groupe qui l’attend déjà pour franchir la forêt. Iront-ils jusqu’en ville ? S’arrêteront-ils dans la forêt pour découvrir qu’ils s’aiment ? Joueront-ils comme des enfants au gré de leurs caprices ? Qu’importe ! Ils sont partis et plus rien ne compte à présent que ceux qui sont là. Evidemment l’attraction a disparu et tout le monde regarde le feu dans l’attente d’une idée de suite. On s’ennuie, ce n’est pas normal, c’est mal vu car ce serait confesser qu’on arrive pas à être toujours plus heureux que les vieux sédentaires qui dès lors auraient raison, mais malheureusement personne ne trouve d’idée géniale, les fantasques du soir ont emporté avec eux la possibilité immédiate d’être soi-même fantaisiste, parce qu’on ne veut pas copier leur façon de s’amuser et ainsi témoigner notre regret de n’être pas parti avec eux ou l’amertume de ne pas avoir été invité, tandis que les amusements originaux se font de plus en plus durs à trouver avec les jours qui passent et en épuisent la réserve. Alors on tranche pour le sérieux : on parle de tout et de rien en venant incruster quelques connaissances superficielles que l’on a picoré quelque part dans une philosophie en puzzle ou labyrinthique, on dessine la psychologie des personnes que l’on connaît, on crie son dégoût – consensuel et souvent exagéré – des choses et l’on n’arrête pas de discuter passant d’un sujet à l’autre, sans aller très loin dans chacun d’eux, comme d’une branche à une autre, et n’arrivant nulle part, comme d’habitude, qu’il n’y ait pas de fin mais que des ébauches.

Il ne se sent pas d’humeur, ce soir, à se forcer d’être joyeux : les souvenirs refluent et il ne parvient pas à les endiguer. Une pensée mal exprimée perce aussi de plus en plus souvent dans sa tête, qu’il classe et renvoie à plus tard. On vient de parler de rêves, il n’a encore rien dit, se contentant d’afficher un renfermement impénétrable, ce qui est étonnant et pas très cool. Les larmes viennent parcourir ses joues sans que personne ne s’en rende compte dans la pénombre.

— Si seulement…, blablabla qu’il n’écoute que lointainement…

— Si seulement on pouvait me rendre l’innocence !

Tout le monde s’est tu, le regarde, s’est aperçu de sa tristesse qui vient entacher le bonheur que l’on s’efforce de construire. Sa détresse n’est pas de celles qui appellent la fraternité, – on a bien compris qu’il s’agissait d’un drame personnel et chacun a l’intelligence de ne pas s’imaginer pouvoir l’aider – mais plutôt la compassion qui est aussi partage de la souffrance. Quelques personnes le regardent noir (ou est-ce la faiblesse de l’éclairage qui intensifie les traits ?) et semblent sermonner : « tu viens d’introduire la peine, ça n’est pas dans le contrat, on souffre en silence ou ailleurs ou en petit groupe, pas en réunion commune. » Il sent une déchirure s’opérer, un précipice s’ouvrir d’où retentit la voix de l’homme qu’il est véritablement, et qui crie pour que la farce s’arrête… Certains vont aller au Cap d’Agde, vivre la libération sexuelle jusqu’au bout de la transgression. Lui a encore maille à partir avec la prison, elle le rappelle à lui, encore, les hommes sont-ils maudit ?