Et ce matin que tout le monde finit de cuver son ennui, ronflant son dégoût profond de la vie, me voilà réveillé et je me vois, là, perdu dans l’antre de la folie, entouré de décombres à peine mobiles, de cendres presque éteintes qui ne réchauffent plus (j’ai froid et un frisson dévale ma pauvre chair endolorie) et de vomi.
Que suis-je donc devenu ? Comment peut-on en arriver là ? Que reste-t-il de moi ? Suis-je si vivant que ça ?
Tu t’es sûrement trompé de voie, vieux con. Sont-ce ceux-là, qui ne voient en toi qu’un corps ou un miroir à leur détresse ludique, qui t’aimeront ? Sont-ce celles-là qui ne sont pour toi que des touffes de poils où tu t’enfonces jusqu’à satiété dans un jeu lubrique, qui seront tes attaches affectives sur cette terre pourtant si belle malgré tout ?
Qu’es-tu donc devenu ?
Je me reprends, m’habille, puis m’emporte vers la sortie. Une voix me retient, me questionne, m’invite à me recoucher. Bientôt c’est un visage amical devant moi qui vient appuyer la voix, c’est un bras qui me touche, mais des yeux vides…
— Nous aurions pu être frères, si tu étais encore, Alain. Mais vous ne voulez rien comprendre, vous vous emmurez dans une joie factice, et vous jouez tous votre rôle d’heureux volontaire. A force de jouer votre rôle, il se joue de vous et vous ne pouvez plus confesser votre détresse.
L’autre, ce qui ressemble à Alain mais n’est sans doute déjà plus lui, ne comprend rien à ce langage. Alors il me lâche et se perd dans le vague d’un immobilisme inquiétant.
Mais je me retourne dans un soupir, je jette un dernier regard à ce lendemain de fête malsaine, je me promets de revenir pourtant pour les sortir de ce gouffre dégueulasse. Dans le hall d’entrée un couple fornique bruyamment et sans aucune retenue. Mon sexe de fuyard se dresse, mes mains s’avancent d’elles-mêmes pour prendre part à ce festin. Les petits seins sont doux et cette langue humide qui me lèche maintenant les lèvres, puis se retire pour crier le plaisir qui la pénètre plus bas, venant de l’autre. Je partai faire la révolution à la campagne. Quelle joie de te donner de la jouissance, quelle fraternité de s’y prendre à deux… Et la fille crie, crie encore d’un cri strident, la cadence accélère, un rythme endiablé. Et c’est l’homme qui s’y met, tout n’est plus qu’une machine bien huilée dans la luxure, un feu ardent qui consume sa pureté. Moi, nouveau venu dans la danse nuptiale, troisième larron qui ne doit faire plus qu’un avec les deux autres, sens un liquide monter en moi. Je partais lutter contre l’Armée contre l’extension d’un de ses camps qui allaient dépouiller une centaine de pauvres paysans s’étant investis pour redynamiser leur causse. J’ai beau le retenir, rien ne peut empêcher cette ascension inexorable. Un autre liquide roule sur mes joues, mais le premier arrive prêt à jaillir. Toujours cette jouissance partagée, cette enclave à la douleur, et voilà le cadeau, l’apothéose : je leur vomis dessus. Il fallait que ça arrive.
Alors je m’enfuis en prenant un train loin d’ici, vers Paris, abandonnant mes maigres affaires, fuyant le contrôleur car je n’ai pas un sou pour payer mon billet, ayant seulement pu avertir ma sœur par téléphone que je rentrerais auprès de la famille en début de soirée, mais sans en dire plus. Bien que j’aie réussi mon pari de voyager gratuitement en déjouant la vigilance des employés de la S.N.C.F., me voilà tremblant sur les quais de la gare de Lyon, je pleure intérieurement de voir quel monstre j’ai pu devenir, graduellement, mais sûrement, je cours, à en perdre le souffle. Mais où vas-tu misérable, vers quelle route sans fin, vers quelle jetée iras-tu t’engouffrer, sur quel mur t’écrases-tu à présent après avoir tant couru ?