Enfin, une « nuit », je ne sais pas si les quelques heures de sommeil peuvent s’appeler comme ça. Car le lendemain matin, vers 5 heures, mon hôte me réveille et me convie au petit-déjeuner. Fort en surprise : on m’explique que contrairement à ce que le comité Larzac de Paris m’avait dit lorsqu’il avait organisé ma venue au préalable, il y aura un changement : ce n’était plus chez Léon – il n’avait pas assez de travail, finalement, pour moi – que je devrai aller, mais chez Guy que j’irai loger et servir. Qu’à cela ne tienne, ça me va très bien. Et ce qui me va encore plus c’est que dans la nuit, la trentaine de paysans qui était descendue hier soir, émue, a mobilisé les autres camarades-paysans pour remplir trois camionnettes de vivres que nous allons descendre d’ici quelques minutes à Millau.

A cette occasion je rencontre Guy pour la première fois, qui m’accueille d’une poignée de main franche, me dominant d’au moins 20 centimètres, alors qu’il émane de lui une telle assurance qu’il en serait instantanément impressionnant sans sa grande taille. Et c’est donc en la compagnie de mon (futur) hôte-employeur que je découvre mon nouvel environnement, durant notre descente, ces longues plaines rocailleuses à couper le souffle, percées ça et là de quelques accidents rocheux qui n’ont pas su respecter la platitude ambiante, jaillissement rebelles et fiers bousculant la chatoyante monotonie de l’endroit sans limites apparentes. Mer intérieure cachée et immobile au milieu de la France, grandeur assourdissante. Que c’est vaste !

Nous avons passé la journée à fraterniser, à échanger des sourires, des informations, des regards, des projets pour le futur de cette terre qui veut vivre au-delà de la menace du chômage et de la guerre. Puis nous avons regagné le plateau. Guy me présenta sa femme, Marisette, pimpante et décidée, nous avons un peu discuté et j’ai regagné une chambre, froide mais avec un lit si douillet et chaleureux qu’il me fut pénible de m’en extraire le matin, à l’aube, lorsque Guy est venu me réveiller. Je découvrai à ses côtés, sa ferme moderne et ses brebis blanches, après un café vite bu dans la cuisine.

Je ne tardai pas à entendre parler de l’invention de Guy, le Rotolactor, destiné à traire de manière plus intensive le lait de brebis servant à la production de Roquefort. Je fus étonné de voir cette volonté de modernisation, moi qui m’attendais à trouver un mode d’élevage traditionnel, voire ancestral. Je ne sais même pas si je n’ai pas été déçu, si cela ne s’est pas manifesté d’une manière ou d’une autre, et si cela n’a pas fait rire en lui-même mon hôte. Ces paysans du Larzac ne sont pas ceux que je fantasmais depuis Paris. Mais c’est bien fait pour moi ! Autant je ne voulais pas être le prisonnier ad vitam aeternam, représentant direct de notre cause (que je sers en défendant les exploités et les opprimés en général), autant eux non plus n’ont pas à se conformer à l’image d’Epinal de bons sauvages que je m’étais faite d’eux.

Nous rentrions de ma première demi-journée d’observation (on ne peut pas appeler ça du travail) pour manger à midi, lorsque Marisette nous appris la nouvelle : le patron avait tout accepté et signé, en bas. Guy, dans un élan d’enthousiasme, annonça : « on va à la ville fêter ça ! ».