Et puis je ne suis pas le seul étranger à la ferme. D’autres jeunes venus de Paris principalement, mais aussi d’autres grandes villes, et notamment Toulouse, sont logés chez les Tarlier ou dans le village de fortune qui a été instauré l’été dernier. L’entente est bonne avec mes jeunes collègues, il semblerait qu’ils m’aiment bien, même si je suis gêné d’avoir parfois l’impression que je me dois de toujours flatter un peu leur jeunesse. Comme si ce simple fait d’être jeunes leur donnait un avantage sur moi, qui, au fond, si j’enlève les années « perdues » en prison, suis aussi tendre qu’eux – la vingtaine à peine. Comme si c’était leur grand mérite que leurs parents ne les aient pas conçus plus tôt… Comme si la candeur était une force dans la vie. Mais enfin, c’était bien, quelque part, d’avoir un peu du monde duquel je proviens à mes côtés à mon arrivée, ne pas être plongé trop abruptement dans cette réalité si particulière qu’est la vie à la campagne. Même si, couper totalement aurait été sans doute pédagogique, une claque formatrice, après tout. J’espère ne jamais regretter leur présence à l’avenir…

Pour des claques, il m’arrive en effet d’être totalement perdu de temps en temps et de me retrouver dans des situations que je ne n’aurais jamais imaginées connaître en France. Ça m’est arrivé hier en allant chercher du pain à la Cavalerie. Alors que je demandais une baguette, la vendeuse me répondit avec son fort accent du coin, en occitan sans doute, et je ne savais même pas si la vieille femme qui se tenait derrière le présentoir de la boulangerie venait de me poser une question, si c’était une affirmation ou si je pouvais m’en sortir en disant « oui », tâchant de comprendre après coup à quoi il s’agissait de répondre, si je pouvais la faire répéter sans qu’elle me toise ou se moque de moi. Dans le doute, j’optai pour dire « oui » : être positif m’offrait une plus grande sécurité. Au visage à moitié interrogatif et à moitié agacé de la dame, je compris que l’alternative oui / non ne faisait pas partie du panel de réponses possibles pour cette question. Enfin, admettant que c’était bien une question…

— Je suis désolé, je n’ai pas compris, avouai-je, en me disant que c’est tout de même la honte dans son propre pays.

— Quelle variété veux-tu ? {je n’ai pas compris}, {pas entendu non plus} ou {et toujours rien} ?

— Euh… La première, s’il vous plait.

Et lorsque je goûtai ce pain je ne compris même pas ce qu’il avait de différent des autres. Joie des micro-dépaysements du quotidien. L’Aveyron, l’Occitanie ou le bout du monde pour un Parisien qui n’est que rarement sorti (libre) de la petite couronne de la capitale.

J’ai découvert en discutant avec Guy – enfin, en lui posant des questions puisque j’ai vite compris que dans ce monde où la terre et les bêtes préoccupent plus les hommes que leurs congénères, on se parle pas ou peu – – mais Guy parle volontiers une fois qu’on le lance, ce n’est pas un paysan pur sucre, puisqu’il a été militaire en Afrique avant de s’installer ici il y a un peu moins de dix ans, donc il n’est sans doute pas totalement représentatif des paysans du coin – – j’ai quand même de la chance d’être tombé chez lui – j’ai découvert avec l’aide de Guy la microsociologie du causse, et ce clivage nord / sud que l’on peut trouver qui recoupe un clivage jeunes agriculteurs aux fermes modernes et celles du sud, où les hommes comme les bâtiments sont plus traditionnels. C’est une chance pour moi, car les agriculteurs du nord, étant des pièces rapportées, n’ont pas l’accent, ne parlent pas le patois (c’est ainsi que je comprends tout ce qui se dit dans la ferme, contrairement à ailleurs dans le causse…), ont une mentalité plus compréhensible pour un enfant de la révolution française, moins soumis, moins courbés devant le pouvoir, au potentiel contestataire plus fort.