Je suis retourné, en catimini, comme nous l’avions convenu, à Millau pour rendre compte de mon installation.
— Tu es chez Tarlier, alors ? C’est bien. C’est une des figures qui se dégagent, beaucoup l’écoutent. Avant il y avait Jean-Marie Cassan qui était des nôtres, un vrai mao, mais il est décédé il y a quelques temps. C’était un chic type, il nous manque vraiment.
Nous sommes quatre, dans un appartement assez vétuste de la périphérie millavoise.
— Tarlier a été militaire : ceux-ci ne l’impressionnent guère. Il n’est pas né paysan, il n’a pas ce côté réactionnaire instinctif qu’ont les paysans natifs, ce respect irraisonné de l’ordre. C’est très bien que tu sois à ses côtés, mais n’oublie pas que c’est lui qui nous a empêché de lire la lettre que Cassan avait rédigé pour qu’on la lise, le jour de la grande manif’ du 6 novembre [1971]. Et puis c’est un chrétien qui fréquente les Chrétiens en Milieu Rural. Il paraît aussi que, malgré ses coups de sang, il a été séduit par les gens de la communauté de l’Arche et c’est lui qui semble entrainer les autres de leur côté, avec ce lâche de Massebiau.
— Non, rétorqué-je. Louis Massebiau va mal. Il est sous calmant. Il lui est arrivé quelque chose. Comme s’il avait craqué.
— Merde ! On comptait sur lui tout de même ! C’est avec lui qu’on avait des contacts privilégiés après les premières escarmouches, tu sais ? A la fin de l’été, une fois que les jeunes de la Longue Marche sont partis, bien que ne s’en rendant pas forcément compte, il avait appuyé toutes nos thèses, dans un discours. On pensait que le travail le plus dur avait été réalisé, celui de l’éclairer. Pourquoi faut-il qu’après Cassan notre deuxième soutien nous lâche, laissant la place à cette tarlouze de Tarlier ?
— C’est un type bien, Guy. Droit, honnête, de confiance !, ne puis-je m’empêcher de le défendre.
— C’est un ingrat. Il ne voit pas tout ce qu’on a fait pour lui et les siens. Sans nous il aurait déjà fait ses valises.
— Oui, sans doute que c’est un type bien, humainement, tente de nuancer un second pour ne pas me froisser. C’est sûrement un bon pote. Mais pas un bon politique. Et dans ce combat qui est engagé, c’est ce qui compte. Il est même dangereux, à mon avis. Méfie-toi donc de lui : derrière la non-violence active de ceux qu’il suit, cette non-violence presque virile, se cachent les germes de la faiblesse. Croyant lutter contre la violence, ils la laissent faire, ils endorment les combattants et ne sont au final que des « idiots utiles » de [Michel] Debré.
Je repense aux amis de la Communauté de l’Arche et des réunions auxquelles il m’arrive d’assister sur le plateau, le soir, même si la foi ne m’a jamais pris. J’ai du mal à voir en eux des « idiots utiles ». Parce que je ne les crois pas idiots, et encore moins utiles pour le pouvoir… sans être néfastes non plus. Ils corrigent le Système, de l’extérieur de celui-ci. Ils sont assez révolutionnaires dans leur façon d’être, eux aussi. Si les camarades semblent heureux de diffuser leur pensée dans l’esprit des gens – comme si l’action qu’ils entreprennent n’avait pas sa fin en elle-même mais visait toujours à diffuser leurs idées, à préparer les esprits à la Grande Révolution, gramscistes originaux qui font de la guérilla « de mouvement » pour mieux faire de la « guerre de position » – ils devraient reconnaître que les non-violents en font de même, avec des moyens opposés. Mais eux ne se créent pas d’ennemis. Leurs victoires ne sont jamais des trêves avant les représailles…
Un camarade me sort de mes pensées.
— Ils vivent repliés. Del Vasto doit se remettre de son jeûne. Fais tout de même attention à ne pas te laisser émousser par leurs discours séducteurs. Tâche de maintenir vives les vertus de la colère chez nos camarades du plateau, une colère prolétarienne, puisque seuls les prolétariens découvrent la violence du bourgeois en crevant sur ses machines, alors que, diluée dans la lenteur de la terre ou l’innocence des bêtes, les paysans peinent à reconnaître le mal qu’on leur fait. Et même lorsqu’ils se le prennent dans la gueule, le rythme de leur travail escamote ces rapports de classe qui les étouffent.
— J’y veillerai, camarade !