Ce n’est pas un mur, c’est un homme. Qui te tend une main pour te relever. Que tu acceptes en levant les yeux. Qui te relâche.

Pourquoi ? Pourquoi es-tu là alors que je m’attendais à la voir, elle ?

Pourquoi le monde étant si grand, cette ville si vaste, faut-il que tu réapparaisses ? Toi, surtout toi. Pourquoi en ce moment où j’essaye de tout reconstruire malgré mes erreurs de parcours, viens-tu me hanter ?

Pourquoi le temps étant si long, ce passé si pénible, faut-il que tu viennes me recracher à la face ton existence, surtout toi et personne d’autre ? Pourquoi en cette époque de ma vie où tout se reconstruit peu à peu, malgré le doute et la peur, viens-tu raser comme un immense incendie ce bonheur que j’essaye d’édifier ?

Eh vautour, n’ai-je point payé ? Fallait-il que ta présence me renvoie à cette ancienne culpabilité déjà souffrante alors que tu n’étais pas là pour témoigner de sa réalité ? Quel mal me fais-tu là que je ne peux supporter ?

Eh monstre ! Ne m’as-tu pas déjà assez frappé ? Fallait-il que ta présence me rouvre une plaie cicatrisée ? Quelle blessure viens-tu rouvrir ?

Pris par un élan de colère, il se jette sur l’autre, le met à terre pour extérioriser une haine mal contenue, pour décharger sur la tête de cet autre, là, en face, toute la tristesse ineffable, pour fracasser en lui ce qu’il reste de souvenirs… Ce n’est pas tant l’homme qu’il faut faire disparaître, qu’importe le sang, mais c’est le cours de la biographie qu’il faudrait éliminer, même par la violence. Il y a bien plus que deux paires de bras qui s’empoignent, ce sont deux tristesses haineuses qui doivent trouver un expiatoire final.

Meurs ! Meurs ! Et emporte ta réalité qui ne correspond plus à celle d’aujourd’hui ! Emmène-la loin de ma mémoire ! Va-t’en de cette terre où il n’y a plus de place pour notre conflit.

Mais l’un a mal vécu depuis quelques temps, et mal dormi cette nuit : il est faible et fatigué ; l’autre aussi mais à cause de son âge. Le plus vieux tombe sur le macadam, le jeune n’a même pas la force de lui porter un seul coup. Ils halètent en se regardant comme deux loups prêts à se mordre dès que leurs forces le leur permettront. Mais aucun des deux ne pourra triompher de l’autre puisque deux personnes, puis plus, viennent les en empêcher. L’un est relevé, l’autre, accusé et maintenu férocement dans des bras robustes.

— Que se passe-t-il, Monsieur ? Pourquoi vous a-t-il agressé ?

Mais c’est si long, si long à expliquer ! Il faudrait revenir loin en arrière, pourtant si près, que l’on ne peut pas l’expliquer. Ça parait si impossible qu’il n’ose même pas révéler ce secret entre eux, comme s’il craignait d’énoncer une énormité. Alors il reste muet, se posant la question à lui-même : que se passe-t-il ?

L’agresseur soudainement se met à fondre en larmes. Il s’affaisse dans les bras de ceux qui le tiennent puis sur le sol et gémit. De sa bouche, sa pauvre bouche meurtrie, sortent quelques mots presque incompréhensibles. Des larmes s’échappent de la victime, il n’y a plus que deux agneaux pleurant ensemble… et une foule perplexe qui n’en finit pas d’interroger en silence.

Les paroles s’organisent, les pleurs prennent formes : « j’ai payé ! » répété autant de fois qu’il le faut pour s’en persuader.

Les langues se délient : « pouvez-vous nous expliquer ce qui se passe ? »

Pas de réponse, seulement deux bras de père qui entoure un enfant pleurnicheur, qui pleure jusqu’à ce qu’il n’ait plus de larmes, ni la force d’émettre un seul son.

Toute une troupe de gens véritablement emphatiques comme de curieux, assistant à un événement qu’elle ne comprend pas totalement, s’est réunie autour de la scène. Les deux qui se “battaient” se sont fondus en elle, en simples spectateurs ébahis d’un tel renversement. Comment imaginer qu’il y a quelques instants à peine, ces deux êtres s’en voulaient à mort et que là, ils se tiennent à vie ?