C’est une ville grouillante de petites vies, qui s’affairent de trottoirs en trottoirs, de rues en rues, c’est un fleuve qui la traverse, c’est un banc près de celui-ci où deux hommes se reposent en paix du corps, mais dans un trouble où toute pensée fuse à une vitesse telle qu’ils ne peuvent la suivre jusqu’au bout.

Ils ne se sont plus parlés jusque-là. Leurs gorges sont serrées, leurs yeux n’osent plus se croiser, alors pour l’éviter, ils regardent devant eux.

— Est-ce vous qui m’avez écrit, une lettre griffonnée au crayon, que vous avez laissée dans ma boîte aux lettres ?

— Non… Je ne sais pas où vous habitez.

C’est vrai, c’était stupide, qui aurait l’idée impensable de lui donner son adresse ? Comment aurait-il fait pour la savoir ? Il se sent un peu confus d’avoir tiré des conclusions si hâtives. Un peu déçu aussi.

L’autre n’a pas assez d’esprit sain disponible pour lui demander la raison de cette question.

Plus rien ne pourra être dit. Malheureusement car ça aurait pu être beau et plein de belles phrases à retrouver en citation. Seulement les têtes sont trop chahutées les idées entrent en collision les unes avec les autres, les mots ne trouvent plus de sens. Non, plus rien de cohérent et de construit ne pourra être dit. Leur présence pacifique l’un à côté de l’autre est déjà tellement incroyable…

— Attendez-moi là, je reviens.

Il s’en va et l’autre attend.

Comment cet homme que j’aurais voulu voir disparaître il y a quelques instants, peut-il maintenant ne pas m’en vouloir ? Je ne lui ai jamais fait que du mal, et lui ne me le rend même pas. Quel monstre suis-je ? Je ne peux même pas le dédommager…

Combien de temps s’est-il passé ? Nul ne le sait. Le temps semble ne plus exister, la réalité a dû s’évaporer quand ces deux êtres intimement opposés, en conflit latent, ennemis depuis des années, et là à pouvoir se toucher, embourbés dans cet impossible arrivé.

La victime revient. Il porte dans sa main une enveloppe ouverte et remplie de billets qu’il remet dans les mains de celui qui a causé ses cauchemars. Ce dernier ne sait plus quoi penser, un immense flou sévit dans ses facultés intellectuelles, tout ça est tellement irréel, ça n’a aucune logique.

Un dernier au revoir et l’homme repart. Le héros s’en va modestement, sans aucune crainte, alors que le monstre ne l’a même pas remercié tant il est abasourdi de ce non-sens qui vient de se tramer en moins d’une heure, qui pour n’en être pas encore explicable, vient de rendre rétrospectivement absurde tant d’années de haine, de souffrance, de tristesse, de désespoir, qui se rie de la continuité logique de l’histoire, bafoue l’unité de ton de la pièce, insulte la réalité, change les règles du jeu sans demander la permission, sans aucune autorité pour le faire…

Non, ça ne peut pas finir comme ça : le générique et l’autre est le méchant… Et ingrat par-dessus tout ! Si au moins le méchant se convertissait au bien, tout le monde serait heureux, il y aurait comme l’enterrement du mal en ce nouveau gentil, la culpabilité n’aurait plus raison d’être.

Attends, reviens ! Bien sûr, excuse-moi ce n’est pas à toi, sauveur, de faire le premier pas, il faut l’humilité du geste fait par l’ex-monstre : il n’y a pas de rédemption possible sans aveux.

Ainsi l’ingrat se lève, court vers le gentil (qui ferme les yeux et serre les dents en sentant une possible menace se rapprocher) :

— Merci, mais je ne peux pas accepter ça. Je vous ai fait tant de mal. Je ne sais pourquoi vous faites cela pour moi, je ne suis qu’un misérable…

— Mais non, va, vous en avez sûrement plus besoin que moi !

— Non, ne vous fiez pas aux apparences, je… pardonnez-moi ce que je vous ai fait, je regrette, je…

Un regard dur se pose sur le suppliant. Qui ne peut plus que se taire, comme cloué sur place par une force invisible et puissante. Un sourire triste, forcé, et de nouveau le même dos qui s’en va doucement pour disparaître, ayant monté l’escalier et déjà marchant au-dessus, sur le pont.

Pourquoi ne veut-il m’entendre ? Pourquoi me rejette-il dans mon silence ?

Un homme comme suspendu qui s’effondre tout d’un coup.