Je suis rentré de cette réunion houleuse et déjà glissé dans le lit déjà chauffé par ma compagnonne, qui dort paisiblement. Je n’ai pas sa paix, la soirée reste encore collée dans mon esprit : et ceux-là, les fous, pourra-t-on leur pardonner ? Des plus nantis parmi les nantis, sont eux les plus effrayés, déroutés par la réalité fuyante qui évolue de jour en jour. Ils seraient à plaindre s’ils n’étaient dangereux… Et quand ils menaceront la liberté de nos enfants, quand empêtrés dans la toile de leurs conceptions et menés par elles jusqu’aux plus horribles conséquences dont ils ne pourront se détacher, par orgueil ou par crainte d’être fusillé par leur anciens amis auxquels ils se seront enchaînés, faudra-t-il attendre et se rassasier de belles paroles ? Non, il faudra bien se défendre légitimement, et faire apparaître le sang, tuer, tuer pour la survie de nos idéaux, mais tuer quand même, faire tomber sur le pauvre jeune homme embrigadé une sentence mortelle à un moment où il est trop tard pour guérir. Car laisser mourir sa progéniture pour de grandes idées, c’est se rendre complice de son assassinat. Tuer pour défendre nos enfants, mes enfants qui ne sont pas ceux de mon sang, et tuer peut-être ce couillon que j’ai mis au monde, qui se trouvera en face des miens… Et pourra-t-on les juger, et eux qui avaient tout, vivant dans les villas somptueuses des quartiers prospères où la misère se regarde devant l’écran d’une télévision, pourra-t-on les gracier, en fin de compte, quand la raison aura triomphé dans l’horreur de leur …

— Qu’as-tu à être si nerveux !, me dit-elle, il me semble bien que je l’aie réveillée.

— La soirée a été pénible. Des types d’extrême-droite sont venus interrompre la réunion.

— Non attends ! Il y a quelque chose d’autre… Tu ne pleurerais pas pour une affaire strictement politique…

— Je ne sais pas. Non tu as raison. C’est mon fils, pourquoi la rancune et la haine l’ont rendu si … bête et si crédule de toutes ses… C’est inqualifiable cette bêtise ostensiblement dévoilée ! Que fait-il avec ces gens-là ?

— Ce n’est pas nouveau, cette affaire…

— Tu imagines que je pourrais le tuer s’il… Tu imagines que je puisse penser une telle chose ! Lui, n’hésiterait pas, je le sais. Lui, le môme dont j’ai changé les couches…

— Tu es en pleine phase d’excitation, c’est un contrecoup de tout ce qui s’est passé. Arrête de te faire des scénarios catastrophes, ça ne rime à rien…

— Peut-être. Mais la vie est un éternel chantier sur lequel il faut toujours tout rebâtir. Pardonner. Pardonner à tout le monde, à la terre entière. Et sans cesse devoir pardonner. Mais tous les hommes en sont-ils capables, quand au-delà des rapports humains nous devons faire face à des machines froides et fondues dans la masse ?

— Que vient faire le pardon dans tout ça…

— Ce dont j’avais discuté l’autre jour avec …

— Oui. Je crois comprendre…

— Il a tort, je le sais, mais moi je ne sais plus si j’ai raison. Ces salauds me font douter.

— Ce n’est pas pareil, ce sont des choses différentes, non ?

— Non ce sont tous des hommes. Et pourquoi pardonnerai-je l’atrocité chez un homme et pourquoi pas aux autres alors ?

— Tu n’auras pas à le faire s’ils ne reconnaissent pas leurs torts. Ils mourront dans la joie d’avoir accompli leur mission divine.

— Peut-être, mais ils sont dans l’erreur ! Et c’est être coupable que de les laisser dedans !!

— Tu veux être trop parfait.

— Non, s’ils étaient nés ailleurs, chez des gens mieux qui… et regarde ce qu’est mon propre fils…

— Doucement … Tu n’y peux rien.

J’ai dormi le plus profondément du monde, sans doute étais-je vidé et n’avais plus rien à passer dans ma tête pour rêver de quoi que ce soit. Pourtant ce matin je ne suis pas de meilleure humeur. Je m’en veux d’agir ainsi pour ma pauvre compagnonne qui ne sait comment réagir, gênée pour moi et timidement désireuse de m’aider, mais qui sait aussi pertinemment que moi qu’elle ne pourra rien arranger avec ce fils terrible. Je ne demande pourtant qu’à refaire la parabole du fils prodigue, mais malheureusement je sais qu’il ne reviendra pas, je n’en ai plus aucun espoir désormais. Je marche encore le long du canal morne et aussi gris que le ciel qu’il reflète. La lassitude envahit mon corps, faite de réponses à jamais dans le vide, et d’un enthousiasme assailli par bien des brèches que je n’aurais pas su colmater. Si seulement c’était simple, si tout était manichéen, clair et net, noir et blanc, l’on déclencherait une bonne guerre et l’on tuerait la moitié du peuple qui forme les rangs des méchants. Si seulement le crime était juste et justifié, si seulement le rachat était impossible et la sentence simple à donner, si la peine de mort n’était pas ce gâchis irrécupérable qui ôte toute deuxième chance au fautif.

C’est peut-être l’heure de me replier sur moi-même et d’en finir avec toute cette souffrance mais la mort est capricieuse et… Je reste, je reste et j’assume ma présence. Pourquoi vieillir, pourquoi la déchéance ? Est-ce un dernier sacerdoce, une dernière épreuve ? Non, la vie n’a pas d’épreuve, il n’y a pas de Dieu chef des armées humaines, la vie ne comporte pas de « mission », il n’y a pas de Dieu commanditaire, la vie c’est un lopin de temps à faire fructifier du mieux qu’on peut.

Pourquoi ? Comment ? Ces questions sont vieilles comme le monde. C’est en tout cas aussi vieux que moi, et je ne suis pas plus avancé qu’un enfant. Je suis riche d’une expérience qui ne sert à rien : nous emporterons tout ce que nous savons dans la tombe. Ces connaissances serviront-elles pour une autre vie ? Mais à quoi bon cette vie si elle n’est que la salle d’attente de la prochain ?

Alors je marche encore une fois sous les arbres, je marche tous les jours mais n’arrive jamais nulle part. Je n’ai aucun endroit où m’arrêter, pas même dans l’amour qui n’est qu’un refuge provisoire, qui, comme toute chose, me sera retiré un jour.