Pourtant c’est moins évident de vivre lorsqu’on a perdu la foi. S’il n’y a pas Dieu et qu’on ne peut déjà pas compter sur les hommes…

Lorsque mon père est revenu du front de l’Est en 18, c’était un homme changé. Ma mère me l’a raconté bien plus tard, lorsque je posais des questions sur cet épisode. Il avait vu comment les officiers avaient envoyé à la boucherie certaine leurs propres compatriotes. Lui était suffisamment gradé pour ne pas faire partie de la piétaille qu’on envoyait à la mort. Il se sentait complice d’avoir relayé ces ordres-là. Je crois même qu’il a dû faire partie de ceux qui tenaient les fusils à l’arrière des tranchées prêts à tirer sur les récalcitrants, pris entre deux feux. Il n’était cependant pas honteux d’avoir survécu. Au contraire il goûtait à la vie comme autant de temps donné en supplément, marchant sur sa petite jetée d’existence, construite rien que pour lui sur la mer noire et déchaînée des horreurs humaines. Mais il ne partait jamais aucun insigne militaire, ne se vantait pas d’avoir été un soldat, il n’allait jamais aux commémorations de la guerre, « de peur que j’insulte tous les empiffrés et les gradés, et leur rappelle grâce à quels crimes se font aujourd’hui ces commémorations. Celles-ci ne sont pas pour les morts, mais à la gloire des vivants : les morts se sont fait avoir de leur vivant, ils continuent encore de n’être que des outils au service des forts et des filous même après leur décès. » Voilà ce que disait, à peu de chose, si bien que je m’en souviens, mon père.

Alors lorsque les Nazis ont commencé à nous déplacer puis à nous déporter. Il m’a dit : « les voilà, ils reviennent nous chercher ». « Ils » ne signifiait pas les Allemands en particulier, mais bien les hommes de la Puissance étatique, ceux qui sont prêts à ne pas réhabiliter Dreyfus même une fois son innocence prouvée, au nom de la Raison d’Etat. Il en voulait aux Etats, ces pressoirs prêts à nous sacrifier sur l’autel de leurs besoins, Dieux terrestres sombres, jaloux, capricieux, s’enivrant du mélange de nos sangs fermentés. Quelle que soit l’idéologie qui tire les manettes du monstre, socialistes et communistes compris, puisque on avait bien vu comment les progressistes de la démocratie bienveillante avaient apporté au siècle précédent l’électricité et le christianisme « aux races inférieures » d’Afrique et d’Asie, ou comment en U.R.S.S. la violence de classe, prolétarienne, était théorisée, rendue non seulement inévitable, mais nécessaire et même souhaitable. C’est lui qui m’a fait comprendre qu’on perdait son temps à chercher le dirigeant le plus juste. Mais qu’il fallait limiter le pouvoir de l’Etat le plus possible et n’en garder qu’autant que nécessaire. C’est pour ça que je me suis lancé dans la lutte contre la peine de mort, refusant que des juges puissent s’octroyer le pouvoir de tuer, déniant aux hommes le droit de se prendre pour Dieu. C’est ce que je pouvais faire pour rester fidèle à mon père. Contrairement à lui qui avait été soldat pendant la Première, mais sans doute conformément à ce qu’il aurait voulu, je n’ai porté aucune arme durant la Deuxième Guerre Mondiale. Caché sous une fausse identité dans une famille d’accueil à la campagne, dans le sud de la France, j’ai labouré la terre pour qu’elle puisse être ensemencée – la même terre où d’autres allaient finir de mourir. C’était confortable, d’un côté, au regard des horreurs que d’autres connaissaient, mais aux lendemains des morts, il était difficile d’entendre les mères parler de leurs fils tombés au combat, ou des familles décimées dans les camps, alors que moi j’avais passé ce temps-là sans trop craindre pour ma vie, pourtant en âge de me battre (ou d’être battu). Je n’allais pas m’excuser d’avoir eu la chance de sauver ma peau, sinon à chaque fois qu’on se trouve mieux loti qu’un autre, il faudrait passer sa vie à s’excuser, et toujours les hommes déploieraient des trésors d’ingéniosité pour inventer des griefs à reprocher aux autres. Et puis selon quels critères, selon quel point de vue, d’après quelle échelle de valeurs et selon quel système de tarification de nos culpabilités, serions-nous jugés ? Et par quels héros douteux ?

Y compris les anciennes victimes. Tels mes anciens co-religionnaires devenus expropriateurs et colonisateurs de territoire, heureux depuis 1967, d’avoir gommé dans leur conscience l’image du juif bétail de Hitler allant à l’abattoir en file craintive, à celui du peuple enfin fort et conquérant. Je peux bien comprendre la crainte des juifs et le besoin de se retrouver dans une terre où ils ne dépendent pas d’autorités locales. Les nations dans lesquelles ils vivaient ne les ont pas défendus lorsqu’il aurait fallu le faire mais, plus que complices, elles ont même parfois pris une part très active dans leur massacre : n’est-ce pas une preuve que la naïveté n’est plus permise et que les hommes ne changeant pas il ne faut pas attendre plus de secours si le même mal devait revenir ? Pourtant, en devenant Etat pour se protéger, les juifs ont aussi gagné le droit de prendre le risque d’être bourreaux à leur tour…

Et puis, à une échelle infime, tel un petit Job moderne, la vie m’a donné ces épreuves. Allais-je changer d’avis sur la peine de mort maintenant que je devenais victime, et que je passais de la théorie au vécu ? Non. Mais ne changeais-je pas d’avis par résolution, pour ne pas perdre la face, ou parce que je continuais à penser après ce que je pensais déjà avant ?