Alors j’avais trouvé l’action humanitaire pour servir. C’était beau, nous avions tous de grands idéaux, de grandes lectures qui nous remontaient, une ardeur insoupçonnée, mais c’était dérisoire. Peut-être ai-je souffert de la petitesse de ma portée, de nos portées conjuguées qui ne faisaient que du rafistolage dans une grande coque percée de partout et qui menaçait de faire couler le navire, lequel stagnait au bout de nos efforts, à un tel point que ç’en devenait épuisant, décourageant, rageant tout court. Alors j’en ai eu assez de bricoler, j’ai voulu être armateur, dessiner les plans d’un nouveau bateau avec le matériau du premier. La politique est une activité dérisoire tout autant, mais quand même, un rien moins : je ne suis plus du côté de ceux, valeureux, qui subissent et font avec, mais à côté de ceux qui décident. A mon niveau.

Seulement, si les idéaux restent les mêmes au début, ils ne tardent pas à s’évanouir dans l’opacité de la réalité. Le cynisme parfois. Sans cesse, il est nécessaire de se remémorer la raison du combat, tant les vues se perdent sous des couches de considérations purement partisanes, tant les vents peuvent être contraires. Parler, discuter, dialoguer, parler, parler, toujours parler pour convaincre, reculer, avancer, gagner, tout perdre, affronter le mépris, les sarcasmes, les coups bas, les calculs, sentir l’innocence se rire de nous, les mains sales, des hommes, rien que des hommes, ni mieux ni pire… Tous humains. Et l’ingratitude, surtout ; le pire venant de misérables sans orgueil ni honte, hurlant comme des chiens sans savoir de quoi ils parlent, et devoir se maîtriser et répondre et intérioriser. … Par moments, je crois bien avoir eu l’impression de me battre contre les hommes bien que pour eux. C’est une étape charnière, un instant où la limite de l’amour inconditionnel se fait jour, où l’on peut sombrer dans la déraison et le reniement de la finalité première de son action. Les plus grandes misanthropies en naissent, je n’en fus parfois pas loin. Combien sont ceux qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts, combien sont ceux qui sont aussi fidèles qu’une pièce de monnaie, combien sont ceux qui ont pensé sérieusement que vivre sans végéter était une tâche aisée ?

Car évidemment il y a ceux qui se retranchent et avortent de leur existence pour en éviter les conséquences. Ils sont les premiers à plaindre.

Et comment ne pas penser qu’à soi finalement, quand on arrive à rien mais qu’on a tout quitté pour cela, amis, vie de famille, vie tout court, trop aspiré par les exigences de performance ? Quel homme politique peut se permettre d’arriver au milieu d’une foule en attente sans connaître son sujet (malgré l’aide précieuse de ses conseillers) et comment peut-il le faire quand il se doit d’être partout aux inaugurations, aux fêtes aux lotos du club de grand-mères du quartier, sinon de prendre de son temps, de sortir du monde réel que de toute façon il ne peut plus intégrer à cause des regards, des gens sans cesse qui viennent le solliciter, comme si la personne devant elles était un distributeur d’arrangements ? Il ne reste plus que ça pour s’accrocher et les quelques gloires éphémères. Alors quand se présente une opportunité lucrative comment ne pas céder ? Tout le troupeau paît et bêle. S’ils ne valent pas mieux, pourquoi ne pas en profiter pour les tondre un peu ? Ne prennent-ils pas, eux, les faibles, toutes les possibilités qu’ils ont ? Quand un homme prend une gomme au bureau sur les quelques fournitures qu’il a autour de lui, ne vole-t-il pas autant que celui qui a pris quelques millions sur les milliards qu’il brasse tous les jours, proportionnellement aux sommes d’argent que l’un et l’autre ont à gérer ? Avec des zéros de plus ou de moins. Comment les blâmer une fois que l’on a connu leur vie et ses contraintes ? Ce monde en vase clos, qui finit par générer ses propres dérives. Et pourtant… A quoi bon se battre si on a perdu le sens de sa lutte, si elle tourne à vide ?… Le faire aussi quand même pour eux. Pour ces enfants, pour la postérité, la sienne, bien sûr, et partir éreinté en essayant d’avoir fait quelque chose du mieux qu’on a pu, c’est-à-dire très imparfaitement et non sans reproches possibles.

Où en étais-je ? Nulle part puisqu’il n’y a ni début ni fin dans le dédale de mes pensées, et que n’ayant aucun point de référence, ni de cap à suivre en vogue vers la réponse à une question bien précise, je ne peux me situer. Concrètement, je suis retourné user mes chaussures sur le macadam et une infiltration de froid humide dans celles-ci me fait presser le pas bruyant vers la promesse de la chaleur et du repas.

Je mets les pieds sous la table, déroule ma serviette et sent l’odeur de la quiche lorraine s’approcher depuis la cuisine jusqu’à la table. Le rituel.

– Quelle chaleur, je n’en peux plus ! Cet été me tue !, me dit Solange, en arrivant.