Je ne le voulais pas comme ça au départ, j’aidais à la cuisine et au ménage mais peu à peu elle m’a fait comprendre que je lui serais plus utile autrement. Pas que je me trouve incapable devant un fourneau, loin de là, n’étant pas issu d’une famille patriarcale où la femme a un rôle exclusif que le mari se réjouit de ne pas avoir à tenir. Seulement, elle n’a pas connu cette réalité autant que moi, et j’ai compris peu à peu que je lui ôtais sa fierté en lui prenant son travail attitré. Ma compagnonne s’est réfugiée dans sa cuisine comme d’autres dans l’alcool, tant sa mission d’intendance sauve sa vie sans rêve et sans folie, qui n’a pas abouti faute de n’avoir pas eu de point de départ. Si cela me chagrine quelques fois de me conduire en parfait machiste, je me console en voyant ses regards réjouis quand j’apprécie, ce qui arrive souvent, les mets qu’elle m’a concoctés. Elle a été éduquée ainsi et l’habitude devenue mode de vie indiscutable est bien la chose la plus tenace qu’il soit. Parfois même, je me demande si ce n’est pas elle qui, dans sa pratique non théorisée, n’a pas raison. Maîtresse de son domaine quand au-dessus d’elle n’est que tempête d’orgueils et de vanités…Elle soutient le monde que nous croyons former… De toute façon, je compte bien me marier avec elle telle qu’elle est, et l’expérience m’a instruit que, même si on le désirait, on ne changeait jamais véritablement les gens, que tout ce que les parents et la société ont inculqué ne peut être révolutionné par un seul homme, que d’infimes changements prennent des années alors qu’à notre âge les années ne devront plus se faire assez nombreuses pour qu’elle consente à devenir une femme moderne. Il est vrai par ailleurs que ce statut de « femme moderne » n’est pas des plus sages et s’il n’en demeure pas moins plus enviable que celui de nos mères, les petites-filles de ces dernières n’ont pas résolu tous leurs problèmes, en commençant par l’inélasticité de leur emploi du temps mangé à moitié par les enfants et terminé par le travail…