De plus, il faut dire qu’elle n’a plus grand-chose à faire durant la semaine : ses enfants sont désormais loin de nous. A la retraite elle-aussi et légèrement souffrante, elle ne peut plus travailler autrement que bénévolement, de temps en temps, sans avoir d’horaires précis. C’est d’ailleurs au milieu du bénévolat que je l’ai rencontrée. Elle n’avait rien de très particulier, ses traits tirés et son regard souvent perdu dans le vague la rendait absente, presque fantomatique. Seulement elle avait l’intelligence du cœur et savait taire ou dire ce qui avait à l’être, et témoignait d’une attention discrète pour toutes les personnes se trouvant autour d’elle. Sans grand éclat, l’amour émanait de sa personnalité, et je n’en demande pas plus à un être, pas plus que les autres ne sauraient exiger de moi. Nous nous sommes aimés, il n’y a pas d’âge pour aimer, même si les jeunes croient toujours avoir l’apanage des doux sentiments…

— A quoi penses-tu, Pierre ? Cela fait des minutes que tu manges en étant pris dans tes pensées.

— Oui, c’est vrai. Il faut que j’arrête.

— Si se sont tes balades qui te rendent ainsi, je vais te coller devant la télé ! Tu auras tout le cerveau bien vide pour venir manger, reprend-elle en riant.

— Pitié, non ! Je pensais à toi en tout cas…

— Evidemment… Nuits et jours je suppose.

— Mais oui, je t’assure !

Elle ne m’a pas cru. Sans doute était-ce trop vrai pour être crédible, mais qu’importe je voulais le lui dire, parce que je sais que par respect de mon intimité elle ne m’aurait rien demandé, comme si sa question aurait profané une tombe… un temple inca : ce sera plus beau et plus exotique que les idées que je peux avoir dans la tête ce soir.

— On m’a appelé tout à l’heure pour savoir si je pouvais venir demain, tu es libre pour m’accompagner ?

Elle ne m’a pas dit où elle devait aller, mais elle sait que j’ai deviné, ce n’était pas bien dur. Demain, je ne crois pas : j’ai une réunion publique le soir…

— Non, écoute, je dois préparer la fameuse soirée, tu sais je t’en avais parlé, il y a…

— Sur le régime le plus adéquat, la représentation des uns et des autres, les virgules et les hommes que l’on doit déplacer. Oserez-vous discuter jusqu’aux acceptions des mots ?

— C’est cela. Ce sont aussi les virgules bien placées et les bons hommes qui nous font vivre.

— Sûrement.

La tristesse transperce son visage mais elle la réprime aussitôt pour ne pas me culpabiliser. Elle préférait le temps où nous allions ensemble aux mêmes associations, pour les mêmes engagements, mais elle comprend, tout comme les autres membres de l’association ont compris que ma défection n’était pas due à la lassitude mais au fait que j’avais trouvé une voie politique tout aussi honorable que la leur. Et complémentaire à leur propre travail, donc ils la respectent silencieusement.