Je les savais potentiellement dignes d’actions aussi basses mais ne les en aurais tout de même jamais cru capables s’ils ne l’avaient pas prouvé en acte : venir troubler une réunion somme toute inoffensive et cantonnée seulement dans la bien fade cuisine politicienne, c’est qu’il leur faut une énorme détresse bien plus forte que je ne l’aurais imaginé. Je réagis à leur intrusion au milieu des sifflets et des invectives :

— Messieurs, êtes-vous venus pour discuter du sujet annoncé ou avez-vous décidé…

— Pourquoi parler de comment voter si nous ne parlons pas de ce que nous allons voter ! Et laissez-moi vous dire que ce que vous nous préparez, c’est la ruine morale de ce pays, que vous laissez à l’abandon aux mains des groupes de pressions…

Je n’en peux plus, j’ai déjà tellement entendu rabâcher ce discours sans imagination qu’il m’en sort par les oreilles, je ne le supporte plus ! Je me lance sur la piste :

— Allons donc, ressortez-nous votre attirail, c’était bien le moment ! Nous n’avions besoin que de vous pour nous donner la leçon en pleine réunion.

Un homme plus en retrait, sans doute le chef de la bande qui a préféré laisser se défouler ses militants pour voir s’ils arrivaient bien à recracher le monde d’après la grille de lecture inculquée, voyant qu’ils ne sont pas à la hauteur et que sa méthode ne garantit pas l’élévation du quotient intellectuel des gens à qui elle s’applique, s’avance et d’un ton posé qui reflète une extrême intelligence ainsi qu’un contrôle de soi assez déstabilisant – et pour dire vrai, énervant – vient à leur aide.

— Nous venons essentiellement pour faire entendre la vérité aux gens ici rassemblés et que vous alliez manipuler aussi habilement que vous savez le faire, en les menant vers un avenir dont nous voudrions dès à présent les avertir.

— Votre vérité ! Et quant au jeu de la manipulation, pardon, mais nous aurions tout à apprendre de vous, si cela nous intéressait et…

— Où voyez-vous de la manipulation ? — reprend-il — Nous venons devant tout le monde, discuter sans tricherie aucune, c’est-à-dire sans que les médias acquis à votre cause ne déforment et ne détournent de leur sens ce que nous disons… Et laissez-moi vous dire que toutes ces manifestations vociférées ne font pas honneur à votre formation.

— Vous auriez pu réfléchir, si vous en étiez capables, à l’endroit même où vous vous rendez, ce qui vous aurez amené à renoncer à ce projet vous menant devant une foule hostile, comme vous le constatez, à vos idées d’un autre âge !

— D’un autre âge ! Quelle bêtise progressiste ! Si l’avenir, le vôtre, celui que vous nous proposez, est un mur qui se rapproche, autant reculer sur les bases solidifiées par le temps et l’expérience ! La nouveauté n’est pas une valeur en elle-même, qu’elle fasse ces preuves ! Voulez-vous les contre-exemples ? Car je m’étonne que vous qui vous disiez exempts de tout reproche et qui voulez faire de nous des gens fermés, vous fassiez si peu cas de la démocratie quand on vient instaurer le dialogue avec vous, et que vous ne sachiez répondre que par le mépris…

— Jamais de la vie nous ne vous avons…

Ils ont gagné la bataille, les voilà champions de la démocratie, eux, les nostalgiques des anciennes hiérarchies où l’honneur sacralisé tient lieu de ciment social, ce qui revient à dire, sans le fard des mots, que le chef règne et que les autres, dans la crainte et l’envie de reconnaissance, se doivent de paraître le mieux possible, déjouant par avance tout le mal que l’on pourrait dire d’eux, toutes les délations qui font que tout le monde se surveille, s’annule, se divise, au profit des grands et de leur ordre social immuable. Donc nous devons, en tant que démocrates (et pour ne pas nous faire prendre sur notre propre terrain), faire avec la conséquence de nos idéaux qui veut que quiconque n’est pas reconnu comme immédiatement dangereux ait droit à la parole, et nous allons discuter encore une fois stérilement …

— Mais à ce qu’il me semble, votre tête de liste n’avait-il pas refusé le débat lors des dernières élections, quand nous lui avions de nous-mêmes proposé ?

C’est un petit jeune plein de fougue et d’audace mais je crains qu’il ne soit assez mûr pour affronter ces personnes en public… 

— Ce que vous appelez débat, n’était qu’un grossier subterfuge pour l’attirer dans vos…

— Et je crains que ce ne soit pas un dialogue politique qu’il vous faille le plus, Messieurs, mais une consultation !

— Je ne vous permets pas de m’insult…

— Quoi ! C’est un conseil d’… C’est juste un conseil car se figurer qu’un débat avec temps égal imparti à chacun et où chaque candidat est placé dans les mêmes conditions que les autres, constitue un piège, cela relève d’un état maladif, surtout que vous avez une certaine propension à agiter cet argument pour vous défiler quand le néant que cache vos discours est sur le point d’être découvert.

— Est-ce nous, Monsieur, qui avons laissé le pays se détériorer et faire de nos rues des endroits où la peur règne, non pas seulement la nuit, mais le jour aussi, où les bandes dirigent et font la loi…

— De un, votre constat apocalyptique ne colle pas avec la réalité des faits, il y a des chiffres qui ne peuvent mentir, et ensuite que préconiseriez-vous ? Ne dites rien : à force de répétition, je connais : plus de police !

— C’est exact. Quant à vos chiffres, ils disent ce que vous voulez leur faire dire, quand ils ne sont pas tout simplement faux.

— Prouvez-le.

— Vous nous en empêchez constamment, même si tous les jours les faits les démentent. Et trouvez-vous que la sécurité soit si négligeable que… ?

— Mais la sécurité ne s’obtient pas à coup de matraque ! Vous ne formerez que la haine, et pour tout coup donné, on voudra vous les rendre. En cela vous me faites penser aux pompiers pyromanes… Posez-vous donc la question différemment, tournez-la dans un autre sens : au lieu de « comment faire pour protéger nos rues ? », je vais vous demander « pourquoi ne sont-elles pas en sécurité ? »

— L’évidence vous dictera la réponse de sa bouche !

— Je l’attends de la vôtre… ou permettez-moi de la devancer car encore une fois, je la connais. Eh bien, c’est que ceux qui y commettent leurs exactions n’ont rien d’autre à faire, et qu’un parti qui prône une conception sociale où règne la loi du plus riche, c’est-à-dire la loi du plus fort, ne permet pas qu’ils utilisent autre chose que la force et la violence, car ce sont les seuls moyens d’expression que vous leur laisseriez.

— Par un brusque retournement des choses ce serait nous qui aurions créé ces situations alors que c’est vous qui êtes au pouvoir ? C’est nous donner, j’en ai peur, des fonctions que nous n’avons point puisque vous gardez jalousement dans votre bande des…

— Je n’ai pas dit que vous en étiez les auteurs, je dis que cela se trouve en germe dans votre pensée… Donnez donc une place dans la société à tous ces individus perdus, vous verrez si la rue les attirera encore beaucoup. C’est dans ce sens que nous allons… Pas dans l’exacerbation de situations critiques qui poussent dans l’impasse et conduisent à la violence…

— Vous l’avez, si je crois avoir bien entendu, déjà dit, non ?

— C’est, puisque vous me coupez d’une manière si élégante, pour que vous l’entendiez vraiment.

— Et comment voudriez-vous qu’ils renoncent à cette vie facile, puisque, vu le sentiment d’impunité qu’ils ressentent après que des personnes néfastes pour la société se retrouvent dans la rue une semaine après leur détention, …Quand on les arrête !

— Vous avez une méthode d’analyse…

— Vous ne pourrez réfuter ceci et je m’adresse à tous ici ! Combien de temps laisserons-nous l’impéritie de ceux qui nous gouvernent dicter la loi chez nous ? Combien de temps garderons-nous nos enfants cloîtrés à la maison dans la peur de ce qui les attend dehors ?

— Laissez-moi rire, ce n’est pas dans vos pavillons cossus que vous devez trembler beaucoup…

— … et que le dernier symbole dissuasif, la peine de mort, vous voulez l’abolir !

— La peine de mort ? Bien sûr ! Mais c’est un des derniers actes de barbarie que notre peuple pourrait être fier de rayer de son appareil judiciaire. D’abord la peine de mort n’est pas un « symbole », c’est une tuerie organisée et les gens qui défendent de telles pratiques devraient se trouver devant la future victime et lui expliquer le bienfait de sa mort…

— Je vais suivre vos conseils et retourner la question en préférant voir les familles des victimes…

Mon sang ne fait qu’un tour, en même temps que des bouches de ceux qui me connaissent un tant soit peu, jaillissent des chuchotements rehaussés de regards éberlués. Voilà que l’affectif est en jeu, et je dois bien me réserver de …

— Très bien ! Prenez alors les familles des victimes et demandez-leur si la mort de l’assassin leur servira à quelque chose. Ils vous répondront que non, qu’un mort n’en fait pas ressusciter un autre.

— S…

— Allez voir la famille de votre victime à vous, puisque vous voilà vous-mêmes devenus assassins, et expliquez-lui que leur enfant était irrécupérable, comme un déchet dont on se débarrasse. Mais c’est un formidable aveu d’impuissance que de tuer, vous rendez-vous compte de ce que cela veut dire ?

— Elle n’avait qu’à mieux le garder… et rien n’arriverait si les familles…

— …déniaient toutes possibilités d’autonomie à l’individu. Mais alors ne prenons que l’homme exécuté par vos soins, ou du moins sous vos ordres, car je suppose que vous n’aurez pas l’insensibilité d’être l’agent de vos propres lois, et que de tuer des noms vous sera plus facile que de tuer des personnes vivantes.

— Certains criminels ne méritent pas la vie, et leur exemple servira au reste de la société.

— Mais vous faites erreur sur les deux points. 1) L’exemplarité est un vieil argument démenti par toutes les recherches effectuées dans les autres pays. Regardez comme le nombre des gens passés sur la chaise électrique augmente dans certains… On ne peut pourtant pas les tuer plus ! Et 2) quel aveu de faiblesse que de tuer ! Quelle lâcheté !

— La lâcheté c’est vous et votre répugnance à prendre les mesures adéquates pour…

— Pour rien ! Pour montrer toute votre incapacité à guérir. Un homme n’est pas un déchet, Monsieur. Un homme évolue et le tuer c’est l’enfermer dans sa culpabilité, c’est lui retirer toute possibilité de se racheter. Ce n’est pas d’épuration dont la société a besoin, c’est de respect des règles de vie en communauté ! Ce qui importe avant tout c’est que l’homme qui a fauté ne recommence plus et que la bonne continuation de la vie soit rétablie…

— Votre utopie prête à rire et une étude plus poussée des lois de la nature…

— Vous trahissez celle que vous défendez !

— Quel orgueil ! Et quelle prétention ! Voilà où l’athéisme de cette génération pourrie par des idées libertaires mène ! Mais qui entend sait la valeur de notre combat pour la justice. Et notre mission n’est pas achevée quand des discours comme les vôtres peuvent encore être tenus publiquement et sans honte.

— Votre mission n’est-ce pas ? Toujours le tampon mystique, le seau du Divin, la consolation des Mondes Rêvés ?

Etc. Il n’y aura pas débat mais une joute oratoire sans intérêt, on rentrera chez soi en campant sur ses positions.