De longue date, oui de longue date que l’on devait se parler. Il y a une énorme poche de non-dits qui ne demande qu’à éclater, en douceur, sans éclaboussures, laisser lentement couler le venin des griefs dans les petites rigoles de la réconciliation. Quand nous disséquerons nos silences, nous devrons voir tout le mal qu’ils ont contenu. Nous ne savons ce qui pourra en sortir, et pourtant nous ne pouvons rester dans la sèche obscurité du mutisme. Il faut bien crever l’abcès un jour et nettoyer au possible le pus qu’il contient. C’est aujourd’hui qu’il faut le faire, nous sommes au pied du mur, il ne reste plus qu’à l’escalader dans une approche progressive. Et puis nous jeter en attendant la chute et le mystère de l’atterrissage. Puisqu’il faut que quelqu’un prenne ses responsabilités, je me lance. A pieds joints.
— J’ai donc revu l’assassin d’Ambre.
Nos yeux ne se croisent plus, mon enfant regarde à terre et seul le regard du membre tiers de notre micro-famille composée, va et vient entre nous deux. La pièce semble rétrécir ; Nous n’avons encore rien dit mais déjà nous respirons avec difficulté. La gêne épaissit aussi l’oxygène.
— Et de maman aussi, reprend mon fils.
Non, un suicide est un suicide, nous en avons déjà parlé. Je ne relancerai pas la polémique.
— Tu en parles comme si elles étaient lointaines, rajoute-t-il face à la fin de non-recevoir que je lui oppose.
Elles le sont, tu connais mon point de vue, là encore nous n’allons pas y revenir, nous perdrions du temps.
— Et alors ? Il ne t’a pas loupé, l’enfoiré ! Que laisse-t-on ce genre de monstre dans les rues ? Mais qu’on le pende… Que fait-il qu’il fasse encore pour qu’on en soit débarrassé ? Justice de merde !, lâche-t-il de manière inattendue et impétueuse comme si un barrage venait de rompre et que la fougue mal bridée se déversait dans un tonnerre.
Faire comme si je n’avais rien entendu malgré une grimace involontaire qui trahit le fond de ma pensée. Tu ne parles pas de justice, tu parles de vengeance, cela n’a rien à voir. Tu confonds tout, petit…
— Ce n’est pas grand-chose. Il n’avait pas beaucoup de force. Il aurait pu me blesser gravement s’il l’avait voulu. Je suis juste égratigné.
— Egratigné, tu ne vas pas le défendre tout de même, ne sois pas idiot.
Il devient grossier, ça y est, il a sorti les armes, il n’y aura même pas de négociations possibles, déjà il ne me respecte plus, ce n’est pas la conversation attendue c’est l’explosion d’une parole à fragmentation avec des éclats de méchancetés qui fusent pour faire mal. Je sais bien qu’il a perdu toute notion de parenté avec moi depuis que je lui ai parlé de m’installer avec la femme que j’aime. Il me considère comme un étranger, un félon à la cause obscure qu’il poursuit sans cesse. Le ressentiment qui le brûle bien plus qu’un alcool et incendie ses entrailles de colère, serait presque palpable le long de ses veines saillantes, de ses poings fermés à jamais dans une haine intarissable.
Que puis-je répondre ?
— Tu n’es qu’un lâche, p’pa.
Le dernier mot a sonné comme une injure.
— J’ai honte pour toi et de ta légèreté, poursuit-il. C’est tout ce que tu pouvais les aimer ! Tu montres bien…
— Toi, tu es resté enfermé dans le passé, tu t’empêtres dedans, et tu ressasses, tu ressasses sans jamais avancer. Tu stagnes et tu pourris dans ta rancune. Et c’est toi qui veux me faire la leçon !
Pourri, le mot était fort, j’ai lancé l’offensive, et rien ne pourra plus l’arrêter, mais pourquoi cette déchirure encore, avec mon enfant que j’ai élevé et qui n’a plus rien de moi ?
— Mais il a tué, vient renchérir mon ami. Il a brisé ta vie. Comment peux-tu prendre son parti comme si…
Non, pas toi, pas déjà, mon ami, tu ne peux pas toi aussi t’écarter de moi, essaye de comprendre :
— Mais c’est vous qui voulez que ma vie soit brisée ! Je ne demande qu’à reconstruire, mais non, toujours non : je dois traîner le passé comme s’il collait à la peau. Je vis, je vis, le voulez-vous bien ? Il reste de l’amour après la mort. J’aime encore et je veux aimer, est-ce une honte ?
— Là n’est pas le problème, tu détournes. Remarie-toi si tu veux, mais sache qu’elle ne sera jamais ma mère et qu’elle ne pourra jamais la remplacer.
— Nul ne t’oblige. Et je ne parle pas de me marier, d’ailleurs, à quoi bon ces engagements ? Je les renouvèle tous les jours dans les faits. J’ai assez appris le peu que valent les serments d’éternité.
— Tu rêves de m’embarquer dans une nouvelle famille construite de bric et de broc.
— Ça ne t’oblige en rien. Tu es libre. Entièrement. Et je te prie de ne pas minimiser l’amour que…
— C’est l’autre : tu t’es comporté avec lui de manière atroce. Tu l’as laissé partir sans rien tenter, en toute impunité. Au contraire… Remercie-le encore, et demande-lui de te tuer tant que tu y es, à ce salaud !!!
— Mais il n’y a pas de salaud, voilà ce que tu ne comprends pas. Il est le plus malheureux de tous les hommes, pas un salaud. Il n’y a que chez les imbéciles qu’on sépare les bons des mauvais. Mais nul n’est mauvais ou alors mets l’humanité entière dans le même panier ! Et toi, et moi, et tout le monde. Mais vous vous entêtez, toi et tes amis de malheur, vous êtes extrêmement pauvres dans vos raisonnements. Vous tranchez, vous jugez, débordant de suffisance, vous prenant narcissiquement pour la lumière dans une nuit que vous inventez ou du moins intensifiez car vous n’êtes que des espèces commensales, et vos discours ne (se) font mouche(s) que dans un monde que vous noyez de vos excréments. Vous trouvez quelques boucs émissaires à vos petits malheurs dont vous ne savez pas vous purger, une ou deux solutions grossières et vous voilà brandissant, en chevaliers blancs, l’étendard de la Vérité. Mais, vous n’êtes que des gros lâches, oui lâches parce que vous n’arrivez pas à supporter la réalité et vous réfugiez dans des utopies dictées de la bouche de vos grands mentors, qui ne peuvent advenir que par la haine, la peur institutionnalisée et le mépris de l’autre. Vous êtes des enfants tristes faisant dans vos couches, et dangereux parce que votre rancune, exutoire des misères que vous n’arrivez pas à surmonter, n’a pas de limite. Vous ne connaissez que la force, voilà qui vous rassure. La force des armes, la force d’une identité collective, la force d’un Dieu auquel vous vous référez sans même savoir de quoi vous parlez, bêtement par tradition, la tradition toute-puissante, et l’ordre que vous vénérez. Le même ordre qui finit par devenir immobilisme par crainte et soupçon… Ah !… même vous, même tes répugnants chefs, mêmes les abrutis qui vous suivent dans vos délires, vous n’êtes pas des salauds, pas même vous ! Vous êtes des malades, des malheureux, des idiots minables, mais pas des salauds. Non, pas des salauds. Chaque vie est l’histoire d’une frustration, chaque vie est l’histoire d’un drame et l’on passe son temps à vouloir s’en sortir, on en crève. Il y a un homme en vous qui ne demande que le calme et la paix. Un homme que vous gardez enfoui, sclérosés que vous êtes dans vos plaintes doloristes. Une grande communauté de pauvres gens… malheureux. Si seulement vous n’étiez pas si arrogants… Mais non, vous vous sentez toujours en danger, vous en devenez paranoïaques, qu’importe, toujours un état pathologique, et vous formez un cercle vicieux qui ne mènera qu’à la peur et la menace généralisée… Là vous n’aurez réussi qu’à niveler par le bas, c’est ce que vous voulez. Tout le monde dans votre merde. Oh oui, tu peux me faire de grandes leçons, le grand courageux. Tu as perdu ta mère et Ambre…
— On les a tuées !!!
— … et tu ne rêves que de te venger. Mais les morts ne réclament pas vengeance, ce sont les vivants qui demandent la justice. Tu l’as eue. Treize ans de justice dans un trou, que veux-tu de plus ? Et même, crois-tu qu’elles pourraient revenir, peut-être, si tu tuais à ton tour ? Tu crois qu’elles veillent sur toi encore, mon pauvre petit garçon ? Elle fait mal, hein, la réalité !? Tu n’en peux plus d’elle, non ? Quoi, tu voudrais assassiner toi-même ? Qu’est-ce que ça ferait ? N’aimes-tu pas assez la vie ? Tu es jaloux de n’avoir jamais tué de tes propres mains ? Le criminel qui sommeille en toi se réveille, apôtre du néant et de la destruction.
Cela fait longtemps que je pense tout ceci que je le macère doucement, tous mes mots ont déjà été astiqués des dizaines de fois dans un coin de mon esprit ; je croyais que cela ferait plus de bien de laisser échapper la vapeur. Mais que de petitesse dans cette pièce, dans nos visages contractés, sans musique, sans fard ni lumière. Rien que du réel blafard…
— C’est grotesque, ce que tu racontes.
— Eh, ce n’est tout de même pas ton fils, le coupable…, s’ingère mon ami.
— Si, il est coupable lui aussi. De lâcheté dangereuse qui entraîne tout son monde derrière elle…
— Je m’en vais. Je n’aurais jamais cru entendre ça de ta bouche. C’est pitoyable. Tu te trompes de cible. C’est plus facile de t’en prendre à moi, ton fils… Je devrais t’écouter comme un enfant !? Pacificateur de pacotille… grand faiseur de rêve … tu as fait tes choix, moi les miens, plus rien ne nous rassemble, tout ceci est minable, MI-NA-bl…
— Va, petit chiot en colère. Va baisser l’échine devant tes maîtres qui te consoleront, qui te donneront des armes pour que tu ailles te défouler. Tu veux jouer au vengeur ? Mais la vengeance ne…