Monsieur,

Comme vous le voyez, je réponds à votre lettre. Non, qu’elle m’ait dérangée, car au contraire, et vous l’avez bien compris, je la souhaitais tacitement en vous écrivant mon adresse. Moi-même, en voyant la vôtre sur le dos de l’enveloppe, inscrite timidement comme un appel discret que vous n’aviez osé manifester, j’ai pensé que je ferais bien de vous répondre, même si rien ne m’y obligeait.

Or, il me faudra bien vous avouer tout de suite quelque chose dont moi-même je n’ai pas à me féliciter : mon attitude n’était pas innocente.

Peut-être avez-vous pensé que je prenais des risques en vous informant du lieu où je demeurais. Vous auriez pu éventuellement venir me surprendre mais je n’avais aucune crainte quant à cela. Vous m’avez toujours paru bien trop faible pour de telles résolutions, c’est ce qui m’a toujours étonné chez vous et puis autant vous dire, je n’avais rien à perdre de plus…

Ainsi, j’avais parié sur cette faiblesse, qui n’est que la preuve de votre humanité (je veux dire par là que c’est bien naturel et que je ne vous en blâme pas), et dans les premiers temps j’espérais qu’à défaut de retourner votre colère contre moi-même, c’est contre vous que vous la retourneriez. A vos dires je ne me suis pas trompé, même si par bonheur, vous n’avez pas eu la force désespérée de passer à l’acte. J’étais pourtant persuadé que la même théâtralité qui pousse à commettre des actions comme dans une réalité virtuelle, c’est-à-dire sans conséquences, vous aurait amené à une mort la plus tragique possible, en une sorte d’apothéose romantique. Cela dit je ne vous y incite pas plus aujourd’hui, maintenant que l’esprit vengeur s’est anéanti en moi, croyez bien que votre mort n’arrangerait pas le cours de la vie.

Voilà ce que j’ai appris de mes longues nuits de veille, où la honte me saisissait d’avoir voulu vous y pousser en détournant la parole biblique : « tendre l’autre joue ». Je ne sais pas si vous croyez en Dieu, enfin je suppose que vous connaîtrez ce message évangélique qui fait partie de la culture commune.

La parole ne se détourne pas, c’est ce que j’ai compris de mon acte déplorable où, par calcul, j’ai joué un double jeu. Jésus tend son autre joue par un amour inimaginable, ou du moins que nous ne pouvons seulement envisager dans la promesse que le sacrifice de notre vengeance sera récompensé ailleurs, dans des mondes imaginaires inventés en d’autres temps pour effrayer des peuplades plus naïves que nous le sommes. Or rien n’est pour moi moins assuré. Cependant d’un point de vue strictement humain, ce message n’en est pas moins beau, si dur soit-il à appliquer « purement » (en n’oubliant pas que le mythe de la pureté n’est qu’un vieux rêve que nous ne caresserons jamais).

C’est donc avec une sorte de soulagement que je lis vos lignes vous sachant encore vivant.

Non que j’endosse ce même habit d’innocent que j’ai pu feindre de revêtir cet « étrange jour » et qui me pesait depuis lors, mais que vous accorder mon pardon me donnerait un meilleur rôle que celui que j’aurais eu si vous aviez utilisé ce poignard contre vous. Voyez mon honnêteté quand je vous fais part de mon calcul, même si je ne sais vraiment ce qu’il vaut.

Tout, au fond, est régi par ce genre de calculs, la plupart du temps inconscients ; nous deviendrions fous de savoir sans cesse l’intérêt de tous nos actes, et il faut parfois se contenter du paraître superficiel des choses. Mais aussi ai-je pensé que cette absolution de votre faute, m’improvisant dès lors juge et martyr (ce qui me laisse doublement le bon rôle), m’agrandissait moi, et vous libérerait, vous, peut-être de ce passé-là.

Car il faut dépasser notre irréversible passé.

Vous comme moi. Sans doute cela ne vous regarde-t-il pas mais je me suis remis en couple, j’ai mis entre parenthèse cet épisode douloureux et me suis dit que l’histoire, celle que j’avais la liberté d’écrire, n’était pas finie ; de ces cendres je voulais faire le terreau de ma nouvelle vie. Je ne pense pas avoir trop mal réussi…

Si vous me permettez d’endosser, pour finir, l’habit du moraliste, je ne vous dirais qu’une chose : reconstruisez votre vie (si vous ne l’avez déjà fait), il ne vous reste plus que ça, tout comme il ne me restait rien d’autre à faire. J’imagine que vous pourriez avoir des scrupules à me savoir malheureux périssant dans son coin solitaire et endeuillé (ai-je aussi failli marquer je le souhaite, car il serait normal que vous ayez de la peine pour ce que vous avez fait, cela serait véritablement légitime). Seulement, le deuil est fini, et je suis à nouveau heureux ; j’aimerais que vous puissiez l’être vous aussi. Sincèrement. Pour l’homme en vous.

Je ne sais que vous dire de plus, car en vous écrivant je n’avais qu’un but : celui de vous faire comprendre mes nouvelles dispositions, bien loin de celles qui me causent encore des remords.

Bonne continuation.