On devait être en mai 1972, la femme qui tenait un livre en main, semblait filer comme les autres vers la bouche de métro et à qui je venais de donner le tract, s’arrêta. Je supposai qu’elle fut en train de le lire, c’était bien ! Peut-être que ça va l’intéresser et que celui-ci ne terminera pas dans le caniveau comme tant d’autres, me disai-je. Elle se retourna alors et se dirigea rapidement vers moi.

— Vous me reconnaissez ?

J’hésitai. Oui, son visage m’était familier, mais je ne savais pas d’où… Je pensai : l’ai-je croisé dans une réunion politique, une association caritative ?

— Lorsque vous m’avez tendu ce tract sans me regarder vraiment… c’est drôle me disais-je il me donne un tract pour ma défense et il ne me voit même pas… Enfin… toujours est-il que je vous ai reconnu. Je n’ai jamais pu vous oublier…

Au ton avec lequel elle dit cette dernière phrase, tout d’un coup la mémoire explosa en moi. Bien sûr ! La sœur, silencieuse et cachée très souvent derrière son mouchoir, séchant ses larmes. Elle à qui le procureur n’avait pu rien tirer de plus que l’idée que son frère était quelqu’un de bien, sans chercher à nier sa faute, sans le justifier, sans sous-entendre que ça ne pouvait être lui. Il y avait l’objet du procès et il y avait son frère, comme deux réalités différentes et qui n’avaient rien à faire ensemble. Elle répondait des phrases courtes, simples, mais très vite, sans réfléchir, ce qu’elle avait à répondre était évident, on voyait bien qu’elle n’avait rien à cacher, rien à tourner de la meilleure manière. Son frère / le procès : la causalité avait fait une erreur. Peut-être même Dieu avait fait une erreur semblait-elle dire de ses yeux grands ouverts sur le vide lorsqu’une question plus précise la mettait face au gouffre de son incompréhension. Un petit pan de la réalité avait échappé à la vigilance du Créateur ; ça pouvait arriver ; on n’allait pas en vouloir à Dieu, il fallait être désolé pour tout le monde et prier pour que ça n’arrive plus…

Et je venais de lui donner un tract contre l’extension d’un camp dans le sud de la France et l’Etat-policier. Elle se tenait devant moi au lieu d’avoir disparu rapidement. Je crois que j’en rougis.

— Est-ce que je peux vous parler ?

J’acquiesçai d’un signe de la tête et donnai mon paquet de tracts à un compagnon, afin de la mener dans un parc, sur un banc tranquille où nous pourrions parler sans susciter la curiosité.

— En fait, j’ai fait exprès de passer devant vous, ici. Je voulais voir quelle tête vous feriez si vous me reconnaissiez.

— Je ne vous ai pas vraiment vue… On fixe plus les mains des gens que leur visage, lorsque le débit de la foule est rapide…

— Vous avez croisé mon regard et mon visage ne vous a pas inspiré du dégoût, alors je me suis dit que je pouvais revenir…

— Oui… Vous avez bien fait. Pourquoi vous aurais-je rejetée ?

— Parce que je suis la sœur de mon frère et que vous ne pourrez jamais faire que je ne l’aime pas… Comme Roméo et Juliette peuvent s’aimer sans cesser d’aimer leur propre famille.

— Bien sûr et je ne vous le demande pas…

— Mais je voulais dire, trop tard sans doute, mais vous le dire aurait été comme trahir mon frère, alors que l’un et l’autre ne s’opposent pas, c’est absurde mais… que nous avions ressenti une peine terrible, au-delà de celle que nous éprouvions, pour nous, pour votre famille à vous…

Elle pleura encore, comme je l’avais vue faire dans la salle du palais de justice, avec le même flot de larmes.

— On a beaucoup pensé à vous, bien qu’on n’ait jamais pu vous le dire ! Personne ne nous l’a interdit mais c’était impensable de le faire… On ne pouvait pas pendant le procès, ça aurait été charger mon frère… On ne pouvait plus ensuite, car on ne vous connaissait pas. J’ai voulu vous écrire à vous, car vous étiez le plus doux de votre clan, et les autres j’ai eu peur qu’ils veuillent me tuer si j’avais fait un pas… Nous n’avions pas d’amis en commun pour vous faire passer le message. Mais on a souffert comme vous et vous avez pleuré comme nous…

— Et moi je vous ai regardé quand nous étions réunis dans le malheur et je sentais aussi que je ne pouvais vous dévisager trop longtemps, que je n’avais pas le droit de croiser les regards de la partie “adverse”… Il y avait entre nous un fossé et nous ne l’avions pas creusé… Ma femme aurait empêché toute tentative de le passer, et mon fils aurait suivi sa mère. Et moi je n’allais pas aller contre les miens.

— Vous connaissez cette légende des soldats Français et Allemands qui ont chanté ensemble au milieu des tranchées, à Noël, durant la Première Guerre Mondiale ?

— Je ne crois pas que ce ne soit qu’une légende…

— Il paraitrait qu’ils se sont tous fait punir par leurs supérieurs hiérarchiques. Eux aussi avaient raison : il fallait faire une guerre, on n’a pas le droit d’être humain en face de ceux à qui on doit trouer la peau.

— C’est toujours la même histoire : Antigone a raison et Créon a raison, mais leurs raisons s’opposent.

— Là, c’était des soldats. Et on a fait de mon frère un soldat, alors que la dernière fois que nous avions parlé, je me souviens qu’il hésitait entre faire du droit ou de la politique pour défendre un monde « juste ». Au lieu de cela, on lui a demandé de prendre une arme pour éventuellement tuer. On ne lui a pas seulement donné le droit, il en avait le devoir, si… Et on l’a justement puni pour avoir été transformé en inhumain. J’ai vu mon frère avant qu’il parte. Il n’était pas très viril. Il aimait la musique et la danse, et mes parents avaient peur qu’il soit homosexuel. Son meilleur ami avait un goût affirmé pour la musique aussi, mais surtout pour les femmes, ça les rassurait… Et je n’ai pas reconnu mon frère à son retour. Il a été marqué. Ils lui ont tiré dans la tête de manière invisible. Je n’ai jamais compris les femmes de mon âge qui étaient impressionnées par ces brutes qui revenaient d’un danger de mort. Je préférais les hommes qui épousent la vie et l’aiment comme l’aimait mon frère, dans ce qu’elle a de plus beau et de plus noble.

J’eus un mouvement spontané de recul à l’évocation du frère. J’eus tout d’un coup un frisson, dégouté par avance que sa démarche ait caché une tentative désespérée et indigne de me demander de solliciter une remise de peine.

Elle dut comprendre car elle me dit :

— Je ne vous demande rien, Pierre. Je veux juste que vous le sachiez, car c’est vrai. La justice a prononcé son verdict, je le respecte. Ça c’est une affaire d’avocats, moi je vous parle comme être humain. Et pour ce qu’il reste d’humain en mon frère : je sais qu’il regrette, Monsieur.

Ce qui m’avait frappé c’est qu’elle m’avait d’bord appelé par mon prénom, avant un « Monsieur » rétractant ce qui lui aura paru comme une audace. Spontanément. Je ne voyais pas cette femme capable de l’avoir fait à dessein. Je n’étais pas seulement le père de la victime de son frère, j’étais moi dans son regard. Cela me toucha profondément.

— Toute cette peine nous la supportons au premier degré à sept…

— A six, fis-je.

Et je lui expliquai le suicide de ma femme, suite à sa dépression.

— A sept, peut-être, oui, finalement, si je compte la colère de mon fils, inépuisable, corrigeai-je. J’ai même eu parfois peur qu’il ne cherche à faire tuer votre frère, ou qu’il ne s’en prenne à vous. Mais comme vous ne pouviez partager avec moi votre peine pour nous, moi je ne pouvais déposer