Septembre 1972.

Nous étions dans un troquet parisien. Comme le vieux poète me racontait quelques épisodes vus pendant la guerre d’Espagne, ces scènes d’anomie certaines qui l’avaient poussé vers le sérieux du communisme, son collègue renchérit :

— Le problème provient de ces jeunes excités de l’extrême-gauche, qui pensent aider le gouvernement à suivre son programme alors qu’ils constituent sa véritable épine dans le pied. Nous devrions au contraire temporiser, laisser les bourgeois s’habituer aux réformes entreprises jusqu’à leur paraître « normales ». Et puis il faut impliquer les forces progressistes de la démocratie chrétienne, quitte à les laisser se déchirer encore plus, faire venir à nous les meilleurs, laisser les autres tomber le masque et choisir ouvertement le parti des réacs. Même les Chinois nous recommandent d’arrêter d’aller si vite, sais-tu ça ?

N’attendant même pas la réponse de cette question purement rhétorique à laquelle il devinait la réponse, il tint à placer cette phrase que je ne pourrais oublier :

— Tu sais, notre révolution n’a pas besoin de poètes. Elle en a. Elle en a même qui ont obtenus des grands prix. (Il me regardait droit dans les yeux comme pour faire oublier que l’intéressé était ici présent.) Nous avons des artistes, des chanteurs, une richesse culturelle qui n’a rien à envier aux autres pays. Mais la période romantique est passée, tu sais ? Celle de la prise de pouvoir, des grandes avancées. Maintenant commence la tâche la plus dure, celle de la consolidation, de la gestion quotidienne de ce pouvoir qu’il s’agit de garder. Notre tâche désormais est de veiller à ce que notre révolution reste fière de ces poètes, à ce qu’elle ne les muselle pas, ne cherche pas à les assujettir, comme quelques grands frères l’ont fait avant nous. C’est la période sans doute la plus délicate, la plus périlleuse et la moins enthousiasmante qui s’ouvre. En as-tu conscience ? On peut bien faire les héros l’arme à la main, à vouloir libérer un pays dans la jungle. C’est plus difficile lorsque l’ennemi est l’inflation, des divisions internes, des grèves de toutes parts et que l’on est dans l’épaisse jungle d’une dette extérieure difficilement soutenable. Et puis d’un embargo de la part d’une superpuissance qui veut nous faire crever lentement…

Comme j’allais répondre, le plus âgé des deux soupira et enchaîna :

— Si seulement nos alliés soviétiques comprenaient que le vrai Vietnam, celui qui mériterait un peu plus d’attention et d’aide matérielle, est celui que dirige le compagnon-président… Nous ne voudrions pas te décourager. La révolution qui est en marche est belle, les hommes qui la guident sont valeureux et respectables, et le pays peut trainer derrière lui un continent qui a besoin de renouveau. Mais n’y va pas avec des espoirs fous, comme un Quijote non-averti qui viendrait avec lui transporter une maladie extrémiste qui nuirait à nos compatriotes. Les Espagnols nous ont appris ces fléaux-là, nous avons assez eu de ces importations d’idées, notre voie est une sorte d’anticorps fragile qui doit lutter contre bien des maladies. Et toi, tu dois savoir où tu mets les pieds…

— Tu sais bien que nous autres écrivains n’allons pas te faire le procès que font les pragmatiques aux hommes de lettres, mais je ne suis pas sûr que tes amis de la Sorbonne soient totalement au courant de ce que c’est de faire de la politique au-delà du Quartier Latin. Pars avec une culture du terrain autant qu’avec ta culture livresque : voilà ce que nous tenions à te dire.

— Et je vous en remercie…

— Il est bon que les choses soient dites et que, s’il y a des quiproquos, ils s’estompent le plus tôt possible. Alors, c’est peut-être peu cavalier, mais nous devions t’y faire réfléchir. Penses-y ! Et si tu veux toujours partir, appelle l’ambassade. Tu pourras venir chercher ton visa dans deux jours.

— Oui, je pars.

Ils se levèrent comme un seul homme, comme un duo bien rôdé qui sait qu’il vient de terminer l’entretien et n’a plus de temps à passer ici. Je me levai dans le même élan et les accompagnai jusque dans la rue, après les avoir remercié au passage pour la boisson réglée de leur poche.