Lorsque le paternel rentrait à la maison, nous lui faisions une fête à quatre, la femme, les deux enfants et le chien unis dans la même joie pour se jeter à son cou ou à ses pieds. Je m’en souviens alors que nous sommes en train de nous promener avec ma petite sœur. Elle a déposé sa main sur mon avant-bras et je la serre contre ma poitrine. Nous flânons sur les grands boulevards du 8ème arrondissement, au milieu des Grands Magasins que nous regardons sans avoir le projet d’acheter quoi que ce soit. Je voulais savoir ce que ça me ferait de me promener comme un bourgeois au milieu de cette société, comme l’apprenti bourgeois que j’étais, enfant, lorsque nous faisions la fête au patriarche revenu du travail. Savoir si cette société me manquerait. Me tester. Voir si j’aurais un pincement au cœur. Rien. Même pas du dégoût. Je ne me sens pas ou plus de ce monde, écartelé déjà entre deux endroits, le corps ici le cœur déjà là-bas qui bat à distance. Je ne sais pas trop si je suis encore de ce monde-là, sinon comme un revenant de l’Enfer, qu’une Orphée me ramènerait dans le monde des vivants pour que je puisse de nouveau évoluer dans le grand monde. Ou si je suis encore au Paradis et que je vais en Enfer parce que ce Paradis n’est pas si beau, et qui si l’Enfer là-bas doit changer il ne doit pas ressembler à celui-là. A quoi ? On inventera.

Je joue au bourgeois, je me regarde, en fait, en transparence, lorsque je regarde les vitrines. Pour voir si je sais encore tenir mon rôle comme je le tenais alors jusqu’à mes 21 ans, jusqu’à ce que je sois homme et envoyé en Algérie. Comme lorsque j’incarnais encore les espoirs de mon père, moi l’unique mâle de la famille qui devais reprendre le flambeau. Mais autant ma sœur a très bien accepté son rôle de femme dans la famille, toujours dans l’ombre des hommes, ne parlant jamais politique ou des actualités, autant je me croyais rebelle. Moi je ne rêvais pas d’ouvrir un cabinet dentaire comme lui, dans un quartier respectable. Ni d’être médecin. Ni même avocat pour ne pas avoir à toucher les gens. Je ne voulais, en cachette, qu’être Rimbaud. D’écrire et de fuir, d’embrasser la muse et de l’emmener en voyage autour du monde pour poursuivre des rêves et notre idylle sous d’autres cieux, sans un sou, soucieux seulement l’un de l’autre et que le soleil se lève tous les matins.

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu’étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

Arthur Rimbaud, A la musique