Ces quatre vers revenaient sans cesse en moi. Je maudissais déjà le bourgeois poussif que je menaçais d’être et la bêtise que je garderais jalousement dans des coffres blindés d’arrogance, un jour. Je crois que le père le savait. Il ne m’a jamais rien dit. Ne m’a pas sermonné. N’a pas montré de déception. Je croyais que c’était par tristesse et lâcheté mêlées. Qu’il n’osait pas m’imposer ce que je devais devenir en ne me laissant le choix que dans une batterie de professions possibles. Je sais aujourd’hui qu’il savait au fond de lui que je n’étais déjà qu’un marchand d’armes et qu’après que mes vers eussent été refusés à une ou deux revues littéraires de Paris, je me serais lassé. Ou bien même que j’aurais été publié et que, fort de ce tout petit monticule de gloire, j’aurais trouvé une femme pour être impressionnée et, m’ayant mis la bague au doigt, elle m’aurait réclamé le train de vie que la poésie n’aurait pas su me donner. De sorte que je serais assez vite rentrer dans le rang. Il ne fallait me brusquer pour ne pas me donner le prétexte de me rebeller. Juste laisser mes rêves se dégonfler d’eux-mêmes. Je ne sais pas trop s’il avait raison ou pas. Pour mon malheur ou ma plus grande clairvoyance, j’ai compris que la poésie n’est pas faite de mots. Cela, oui. La poésie de papier n’est qu’une pute. C’est la poésie des corps, celle où risque sa peau, la beauté du regard qu’on jette sur le monde que l’on vient de faillir perdre, qui est digne d’un véritable amour. J’ai voulu donner une leçon en acte – j’ai bien honte de cette preuve si moche. Il faut rembourser le gâchis. Il faut réparer la poésie et lui donner son corps dans un projet plus grand, collectif et constructif. Un homme peut me libérer de mes dettes humaines, mais je me dois à la vie-même, à sa beauté dont je n’ai pas su encore me montrer digne.