Le pain, encore chaud, que vient de me vendre la boulangère, imprègne ma main de bonheur, et l’odeur qu’il diffuse monte jusqu’à mes souvenirs d’enfance, quand, avec mes camarades petits écoliers, nous passions devant la boulangerie pour nous rendre en classe. Parfois, quand nos finances n’avaient pas souffert dès le premier jour, nous rentrions prendre une baguette pour tout le petit groupe faisant le chemin ensemble, que nous dévorions à pleines dents, sentant en même temps que s’estompait le charme pour les narines, arriver celui réservé au palais. Complétant ainsi notre petit-déjeuner souvent pris à la hâte selon le temps que le réveil et la toilette nous laissaient, nous nous sentions invulnérables, et sûrs de l’avenir… la vie déroulait son tapis rouge devant nous et nous n’aurions qu’à marcher lentement de joie en joie, quelques malheurs ponctuels pour servir de références et ne pas sombrer dans l’ennui. Maintenant que la Guerre était terminée nous serions même morts avec le sourire, après une vie bien remplie. Il n’y avait qu’à marcher droit, qu’à suivre l’étoffe soyeuse qui s’offrait à nous. Il n’y avait qu’à… Et le hasard, une connerie (quoi d’autre ?), vient tout gâcher… Là, j’ai repensé à Pierre, à notre rencontre. Je sais bien que ce jour-là je lui en ai voulu d’exister, à lui qui ne m’a rien fait, dont le seul « tort » envers moi fut de me renvoyer, de par sa présence et sa mémoire endeuillée, une image de moi-même, enfermée en lui, que j’aurais préféré ne plus savoir être… C’est étrange : l’autre, cet homme que j’ai meurtri, l’espace de ce temps était une sorte d’extension de moi-même, un reflet fugitif qui échappe à tous mes efforts de continuation. Réceptacle des conséquences de mon action, il en est le témoin vivant et involontaire, associé à moi sans qu’il ne l’ait désiré, et moi associé à lui dans la mémoire, sans que je ne le souhaite… Cet homme que je ne connaissais pas, cet étranger portant témoignage de mon existence, et moi empli de sa souffrance. Sans elle peut-être serais-je indifférent : si personne ne pleure le défunt, quelle importance alors que le crime puisqu’il est mort et que son absence ne lèse personne. Pas même notre amour de la vie, pas même notre conscience : la raison se contente de toutes sortes d’arrangements et si certains sont allés jusqu’à rendre un culte à la vie en ôtant la leur à leurs contemporains, alors je dois être aussi capable de ces contorsions-là. Mais cet autre, là, est alors le garant de la continuité, le gardien de la mémoire, une borne de ma conscience, un regard, un poison. Je suis de son histoire, lui dans la mienne, imbrication conflictuelle, nous étions indépendants, nous voilà reliés de force au sein de l’immense réseau des relations humaines, cette gigantesque machine qu’est la société, celle qui m’a tout appris. Je ne suis plus à l’âge de manger des bonbons, c’est à mon tour maintenant de régler ma dette, en continuant l’éternelle chaîne, ad vitam aeternam. Il faut donner à d’autres élans cette force en moi qui ne peut servir en France. C’est ainsi, je le sais désormais, que je ne pourrais recouvrir ma dignité que par lui, dans son regard intact de toute trace de haine et dans la virginité de mon champ d’action présent et futur. Or, je sais qu’en moi je ne pourrais oublier d’avoir le Bien à faire, rien que par le fait que sur Terre un homme souffre à cause de moi. Il s’appelle Pierre et il pleure parfois. Autant mon entourage pourra me permettre, dans son absence de culpabilisation, de me libérer de mes fautes, autant moi, en toute moralité, comment pourrais-je me dire un jour que je suis allégé de tout ça ? Comment ne pas m’en vouloir d’avoir gâché ma vie, d’avoir déçu une famille dans leur passage de flambeau, inavouable fils, d’avoir détruit toutes mes possibilités d’orgueil, de… Enterrer ces idées dans les recoins du remords, et ne pas voir que la vie commence à s’accumuler dans mon corps sans que je n’aie pu jouir de tout ce qu’elle pouvait pourtant m’offrir. Je ne suis pas vieux, pas encore, mais ma jeunesse jamais plus je ne la retrouverai et cette époque tant regrettée chez les autres, ne sera chez moi qu’une zone d’ombre. Le temps ne se dompte pas et son irréversibilité reste une épreuve. Devant de telles perspectives, comment concevoir que je puisse un jour me pardonner puisque je ne pourrai jamais remédier la douleur de celui dont j’ai bouleversé la vie ? Je peux juste, en redonnant aux autres, même s’ils n’ont rien à voir avec cette histoire, ou pas directement, puisque tous souffrons pour chacun, tenter de noyer le mal dans beaucoup de bien (à venir)… Faire que personne ne puisse me rembourser comme moi je ne pourrai jamais rembourser certaines autres personnes. Puisque chaque homme sur Terre ne pourra rembourser ses parents, et que seul peut-être remettre au monde un enfant de valeur pourra compenser toute l’offrande qui nous a été faite, racheter le père par le fils… Nous rendre tous insolvables et contracter des dettes d’amour sans limites.
J’ai hésité à prendre des bonbons pour aller jusqu’au bout de cette séquence de nostalgie. Mais alors que ma main allait saisir le petit paquet de sucre bourgeois, un réflexe me le fait reposer : c’est inutile et je ferais mieux de garder mes quelques sous pour les dépenser intelligemment. Et puis il faut grandir. Je mange le bout de la baguette avec un plaisir aussi vif que vingt ans plus tôt. En me demandant si je ne suis pas en train de goûter le dernier pain de ce type de ma vie. Je fumerai une cigarette pour compenser les bonbons, sur le chemin du retour chez mes parents et ma sœur.