Nous sommes au milieu d’une pièce dans un centre de détention et de torture, et c’est avec des frissons qu’on se sait, en 2014, sur les traces de fantômes hurlant. Ici-même où se trouve notre corps, trente-neuf ans auparavant, espace saturé, temps flottant, des soldats électrocutaient, violaient, affamaient, qui ? Des potentiels salopards. Mais. Potentiels, seulement. Et à l’époque (et à jamais) juste leurs victimes.

On a lu tout ce qui concerne cet endroit, l’odeur pestilentielle, la détresse, la faim, l’ignorance, le puits sans fond d’où l’homme sort de lui-même une férocité incompréhensible, on est là dans cet espace vide et décrépi et on ressent même temps la triste vibration des corps brisés. Il faut s’échapper, respirer, quitter la salle et passer dans celle d’à-côté.

C’est fait. Mais l’horreur nous poursuit pourtant. Nous voyons une trainée de doigts, deux mains clairement identifiables malgré la profonde légèreté de la trace. Est-elle d’origine (…) ou d’une mise en scène plus tardive ? Nous n’avons pas besoin de dater la souffrance au carbone 14, elle dit la même histoire sans aucun mot, au-delà du temps.

Et puis.

En s’approchant.

On voit : quelqu’un a eu l’idée saugrenue de dessiner un cœur rouge, petit, pâle, à peine visible, au milieu de ces deux mains symboles de souffrance. Quel est le con qui n’a pas compris qu’il n’y a de place ici pour aucun cœur ?

Alors un cœur comme une claque. Incongru. Un dessin indécent. Qui ne fait pas vraiment chaud au cœur, qui est un peu choquant, écœurant même. Mais qui efface presque les fissures. Un cœur ici ? Qu’en dire ?

Et qui dit beaucoup cependant. Mais avons-nous réussi à lire quoi ?

Bande sonore : Jean Ferrat (paroles : Louis Aragon), « Aimer à perdre la raison » [1971]