Don Quichotte avait raison. Sa position est la seule défendable. Toute autorité imposée par la force est à combattre. Mais la force, la violence, ne sont pas toujours du côté où l’on croit les voir. La violence institutionnalisée, celle qui prétend s’appuyer sur la volonté du plus grand nombre, plus grand nombre devenu gâteux non sous l’action de la marijuana, mais sous l’intoxication des mass media et des automatismes culturels traînant leur sabre sur le sol poussiéreux de l’Histoire, la violence des justes et des bien-pensants, ceux-là même qui envoyèrent le Christ en croix, toujours solidement accrochés à leur temple, leurs décorations et leurs marchandises, la violence qui s’ignore ou se croit justifiée, est fondamentalement contraire à l’évolution de l’espèce. Il faut la combattre et lui pardonner car elle ne sait pas ce qu’elle fait.

Henri Laborit, Eloge de la fuite

1. Luz est désormais ronde comme le monde, mais il ne revient qu’à un seul homme de l’explorer, j’espère qu’il en a encore envie. Du moins ça reviendra lorsqu’elle aura repris apparence humaine.

2. — Alors, c’est vrai, vous partez ! C’est sûr ? — me demande-t-elle.

3. — Regarde, ce domicile : il est vide. A l’image de ma vie. Lorsqu’on est comme moi, on se laisse porter par le vent.

4. — Il est triste ce lieu, maintenant. J’aimais tant votre bibliothèque.

5. — Et moi j’aurais tant aimé t’en faire cadeau. Mais tu verras ça avec les nouveaux maîtres de Santiago…

6. Elle a baissé les yeux, tristement, et il y a beaucoup de choses qui fuient dans ce silence et coulent dans la pièce, probablement la peur qu’éprouvent les voisins, la crainte des militaires, l’angoisse pour ceux qu’on savait engagés, les brimades, peut-être déjà quelques morts, et je suppose qu’elle n’a pas envie de m’en parler, anticipant un « c’est bien fait pour eux » qu’elle n’a pas envie d’entendre.

7. Si elle savait que je serais beaucoup plus nuancé, sans doute parlerait-elle. Beaucoup plus. Trop peut-être puisque ce n’est pas facile de comprendre les raisons du coup d’Etat, de l’applaudir même, sans justifier tout ce qui se passe maintenant, et sans pour autant regretter rétrospectivement ce que je n’aimais pas avant, funambule hésitant, petit être coincé entre deux murs.

8. — Et pourquoi l’Australie ?

9. — Pour rien. Ou si, justement, parce qu’il ne s’y passe rien. Figure-toi que je venais au Chili pour la poésie, pour chevaucher ce long serpent exotique qui s’étendait aux pieds de la Cordillère des Andes et tout au long de l’océan, pour échapper à l’Histoire. Mais ils peuvent venir, et revenir sans cesse, ils ne m’auront pas.

10. — Et vous nous abandonnez, alors ?

11. — Vous vous en sortirez sans moi. Vous êtes deux, bientôt trois, ça ne sera pas facile dans cette ambiance étouffante, mais vous gérerez, j’en suis sûr. Vous êtes le happy end qui sauve l’histoire, le petit rayon de soleil qui se cache au fond de l’obscurité et qui danse dans le noir, que seules certaines personnes sont capables de voir… Vous vous êtes connus grâce à moi, j’ai accompli mon rôle, il me faut aller faire le Bien ailleurs, je suis un pèlerin. Et puis une fois partie, tu pourras commencer à m’idéaliser. Tu sais, j’ai prévu de devenir un petit vieux infect, un emmerdeur qui pense tout haut ce que les autres ne sont même pas capables de se dire tout en bas de leur bêtise.

12. — Vous ne le pensez pas ! — fait-elle dans un sourire complice. — Cessez de jouer au dur que vous n’êtes pas !

13. — Non, tu as raison. D’ailleurs j’ai sauvé un homme. Il est en train de crever de froid en Suède et son couple n’est pas au mieux, mais il vit, … tous n’ont pas eu cette chance d’avoir encore froid aujourd’hui. Il aura le temps de se réinventer une vie ailleurs… Donc voilà, je suis un héros. Tu pourras raconter ça à la petite chose qui est en train de naître. Et puis comme tu seras écrivaine… tu te souviens que tu dois être écrivaine ?

14. — Oui — me fait-elle dans un sourire, mais je sais bien qu’elle ne le pense pas. Ce n’est pas l’occasion de lui faire un procès, même si j’aimerais tant… elle a raison je ne suis pas si insupportable que cela.

15. — Donc comme tu SERAS écrivaine ou je te maudis sur sept générations en vertu de pouvoirs que je suis sûr d’avoir si j’y crois bien fort, tu pourras écrire ma légende ! On a toujours tort de fréquenter des écrivains, ils ont le pouvoir de vous faire devenir personnages de leur fiction, on devrait les fuir si l’on n’était pas un peu narcissique… Moi je te passe commande de ma statue. Si tu veux je te donne des éléments avant de partir, pour que tu la mettes sur pied. Ah si tu pouvais écrire un portrait flatteur et grandiose, me forger une légende, où toute ma vanité pourrait se déverser, que je puisse en être débarrassé, que dans quarante ans encore les gens m’estiment et regrettent de ne m’avoir pas connu. Oh, oui, c’est important de plaire à ces gens de dans quarante ans, je les aime déjà : je ne les connais pas, ils gardent donc le bénéfice du doute, même s’il y a 99% de chance qu’ils soient aussi abrutis que nos contemporains.

16. Elle ne sait pas quoi dire. Elle ne voulait d’ailleurs rien dire, mais on me demande de couper le dialogue pour que la numérotation ne soit pas trop espacée.

17. — Et comme ça, tu aurais un avantage sur les autres, c’est de m’avoir connu et de savoir ainsi l’étendue de ta supercherie… On a toujours raison de mentir, ça vous donne une complicité avec Dieu.

18. — Vous croyez en Dieu, maintenant ? Vous vieillissez tant que ça ?

19. — Effrontée ! Oui, j’y crois à ma façon, mais c’était ici façon de parler. Inviter Dieu dans une conversation, comme on l’inviterait à prendre le thé, vous donne toujours un peu d’importance. C’est le copain qu’il est bon d’avoir si on veut briller en société. En fait, non, le mensonge en littérature met l’auteur à la place de Dieu1, ou d’un demi-dieu au moins… Tu as remarqué qu’un mensonge qui n’est jamais révélé, dans un roman, devient une vérité pour le lecteur ? Il y ainsi peut-être plein d’écrivains qui ont falsifié leur histoire pour garder cette connivence avec un être omniscient… Toujours Ulysse est plus intéressant qu’Achille.

20. — Vous évoquez Platon ?

21. — Oui, Le deuxième Hippias. Tu te souviens ?

22. — Oui, vaguement. Bon, je penserai à tout ceci, mais là je dois y aller, je suis désolée. On se revoit donc demain, avant votre départ, c’est promis, n’est-ce pas ?

23. — Va et ne pêche que dans la mesure où le plaisir présent ne nuise pas irrémédiablement à l’avenir ! (Un temps de réflexion)Je vais retravailler la formule, elle n’est pas assez efficace…

24. — A demain, Juan, mon cher professeur, vous me direz la formule améliorée !

25. Il y a des décennies, si nous avons tous la chance de les vivre, dans le baiser qu’elle dépose sur ma joue.

26. Car demain je ne serai pas là, l’appartement sera encore plus vide, je ne laisserai aucune trace. Il faut toujours se séparer sans le savoir, sans avoir conscience de vivre les derniers instants, que l’avant-dernière rencontre ait rétrospectivement fait office d’adieux, en faisant l’économie de la déchirure.

27. Sans ce poison qui peut vous terrasser des années plus tard. Sans cette main qui vous salue au milieu des larmes, sur un quai de gare portant à jamais l’ombre de cette tristesse. Croyez-moi d’expérience. Faites-moi confiance ou vivez malheureux, après, ça vous regarde.

28. Je n’ai pas d’avion demain, c’est compliqué de prendre l’avion ces derniers temps. Je vais plutôt prendre ma voiture – que j’ai vendue à quelqu’un sans trop de regret, comme quoi je n’étais pas si fétichiste que ça avec cet engin – jusqu’à Algarrobo. Et de là mon voilier pour quitter les lieux par la voie maritime. Adieu Chili, donc. Je t’ai aimé. Il restera mon nom consigné par quelques administrations tatillonnes qui n’ont que ça à faire, quelques cerveaux penseront m’avoir croisé, et puis avec le temps ils se demanderont s’ils m’ont vraiment connu.

29. Ai-je vraiment existé, au fond ?

30. (N’)ai-je (pas) seulement été (?) …

31. Une ombre échappée du néant, rattrapée par le temps et effacée par un nuage en uniforme (?)

32. Un fantôme balayé par le vent et prié de rejoindre un autre monde, qui s’appelle « chez moi » (?)

33. Une fiction sans matérialité, qui échappera sans cesse à vos étreintes ; vous ne m’aurez pas.

34. Un être sans corps, qui se soustraira toujours à vos grosses mains sales de spectres mortels qui, de défaillir peu à peu de plus en plus, s’en croient plus réels.

35. Imbéciles.2

Adieux

  1. Au fait, bonne continuation, cher texte. Ça va te faire bizarre, non ?, maintenant que tout ceci est fini. Porte-toi bien. [Note de Juan]
  2. Vous êtes encore là, vous ?

    Masochistes ! Vous méritez bien les corniauds qui vous gouvernent, vous protègent (pauvres petites ouailles !), vous écoutent, vous comprennent, vous défendent, vous taxent pour votre bien, prient pour vous, vous demandent de les suivre… Etes-vous si sûrs qu’ils ne sont pas pires que moi ?

    Allez, les adieux c’est nul. Sans rancune, ce fut un plaisir. Qui sait ? si je ne reprendrais pas des activités littéraires en menant à nouveau, une fois que tout ceci sera du passé et de la vieille histoire jaunie, une correspondance galante, seule littérature qu’un homme de goût devrait prendre la peine de rédiger. Si vous-mêmes désirez prendre la plume et vous exprimer un peu, n’hésitez pas à envoyer votre lettre d’amour ou d’insulte à l’éditeur (c’est un narcissique / masochiste de votre espèce), qui fera suivre. Mais avec classe, s’il vous plait, n’est-ce pas ?, dans l’un comme dans l’autre des cas.

    Et en tout cas, portez-vous bien ! Si vous avez le bon goût d’aller lire le Don Juan de Montherlant (on dirait que ce serait comme un conseil de lecture, hein ?), passez-lui le bonjour de ma part. C’est lui mon vrai père spirituel ; au Diable la biologie, les pères qu’on se choisit valent plus que ceux que la nature nous fait supporter… Bon, et lâchez-moi, maintenant, j’ai une vie, moi !