Gabriel García Márquez, Jorge Edwards, Mario Vargas Llosa et José Donoso (en 1971)

En septembre 1972 Jorge Edwards a 41 ans, est marié, père de deux enfants, et aussi secrétaire de l’ambassadeur du Chili en France, Pablo Neruda, dont il peut se targuer d’être un ami de longue date. Ayant une double casquette de diplomate et d’écrivain, on peut lire de lui à cette époque : El peso de la noche (1965), roman, ainsi que quatre recueils de contes : El patio (1952), Gente de la ciudad (1961), Las máscaras (1967) et Temas y variaciones (1969).

Durant son séjour parisien, il écrit 6 à 7 pages manuscrites de son Persona Non Grata tous les matins avant d’aller travailler à l’ambassade [Edwards 1990, 265] puis, début 1973, plutôt que d’accepter un poste en Suède, il demande un congé sans solde [Edwards 1990, 300] afin de terminer de rédiger ces souvenirs des trois étranges mois qu’il a passé à Cuba quelques temps avant, en tant que chargé de commerce ayant pour mission de jeter les bases d’une ambassade du Chili, et dont on reparlera plus bas. Tout ceci ne doit pas faire oublier les tâches que les deux amis doivent mener à bien lors de cette période agitée de l’histoire chilienne, outre les activités courantes d’une ambassade :

  • la renégociation de la dette avec le Club de Paris rendue plus difficile par la décision de ne pas dédommager les entreprises américaines suite à la nationalisation de leurs mines
  • la gestion de l’embargo français sur le cuivre transporté par les bateaux chiliens  décidé par le Tribunal de Grande Instance de Paris après la plainte de la Kennecott,
  • la médiatisation des élections législatives de mars 1973, tombant en même temps que celles en France et avec de nombreux parallèles effectués entre l’expérience chilienne et l’union des gauches réalisée depuis peu dans l’Hexagone

Positionnement politique

Bien que provenant d’une famille bourgeoise, et portant un nom très lourd au Chili puisque les Edwards – avec qui il n’a cependant rien à voir – possèdent un grand groupe de presse dans lequel se trouve le journal au plus grand tirage du Chili, El Mercurio (de droite), l’auteur est un homme de gauche. Il n’est cependant affilié à aucun parti et refusera toujours de le faire, malgré l’insistance de Pablo Neruda pour qu’il soit « protégé » par le PC.

S’il avait travaillé en 1964 « en faveur de la troisième candidature d’Allende, depuis Paris, dans des années d’enthousiasme de gauche et castriste, avec la discrétion que [lui] imposai[t] [s]on travail de chargé de secrétaire de l’ambassade » [Edwards 1990, 213], « en 1970, au contraire, à Lima », il s’abstient « de participer » car sa «  visite à Cuba aux débuts de 1968 [l]’avait laissé inquiet, quand les évènements de Prague de cette même année (…) avaient été pour [lui] un avertissement suffisamment clair et sérieux. » [Id., 214].

Face à l’Unité Populaire

Jorge Edwards voit très vite d’un mauvais œil la possible victoire de l’Unité Populaire : « j’étais convaincu que, si Allende gagnait, il y aurait des problèmes graves, capables de mettre fin au système démocratique chilien, et je savais, de plus, que la vraie alternative, à voir le tableau des forces politiques du pays, n’était pas Radomiro Tomic mais Jorge Alessandri. Je ne travaillai pas pour la candidature d’Alessandri, ni ne pris ne serait-ce que le plus infime contact (…), mais  peut-être, si j’avais eu l’occasion de venir au Chili (…), aurais-je voté pour lui comme un moindre mal : il me paraissait bien préférable un régime conservateur démocratique qu’une probable rupture du système politique, conduisant fatalement à une dictature de gauche ou de droite » [Id., 214], écrit-il en 1990.

S’il a signé la déclaration de l’Atelier des écrivains l’Unité Populaire, en décembre 1970 [Fernández Labbé 2003, dans Rolle (coord.) 2003, 102-103], il est souvent pessimiste face aux chances de succès de l’UP : « si moi je faisais montre de telles attitudes [pessimistes], [Neruda] avait tendance à me les reprocher, ou ne pas me faire confiance, comme si lui, le militant qui avait fait ses preuves, pouvait se permettre le luxe de quelques minutes de lucidité ou de dépression, mais que moi, un simple compagnon de route qui était entré en crise, je n’avais pas le droit à de tels abandons. [Edwards 1990, 216]

Cependant, il écrira après (le) coup : « La première réaction, la plus facile, amène à penser que l’expérience d’Allende était impossible, que le projet de transition pacifique et démocratique au socialisme était une pure illusion. Pour ma part, je reste convaincu que si la carte de la légalité avait été jouée jusqu’au bout, sans double-jeu, et par conséquent, sans provocations inutiles, si l’économie avait été gérée avec lucidité, sans que l’esprit de destruction prévale très souvent sur l’esprit de construction et de création, ce qui ne devait nullement empêcher l’audace au moment opportun, l’expérience aurait pu être menée avec succès. » [Edwards 1973, 476]

Mais à cette époque l’expérience d’Edwards est surtout alors marquée par son expérience délicate à Cuba.

Face à Cuba

Avant celle-ci, Jorge Edwards était un sympathisant de la cause cubaine, et en acceptait même les parts les plus sombres de cette affiliation : « Mario [Vargas Llosa], dans ces années-là [1969], était soumis encore, comme je l’étais moi-même, et comme  nous l’étions tous nous autres écrivains, à cette servitude intellectuelle et sociale que nous imposait le castrisme. Se faire photographier avec Eduardo Frei Montalva à ce moment, équivalait à se condamner à l’Enfer de la politique et de la littérature. […] La censure, l’ambiance de crainte, de suspicion, de contrôle policier, qui dominait alors à Cuba, avaient été assimilés par chacun de nous et limitait notre propre liberté de mouvement, même si nous voulions l’admettre ». [Edwards 1990, 195]

Son séjour de trois mois en tant que chargé de commerce, sa découverte de l’univers policier qu’est devenu l’île, l’autocensure permanente des intellectuels, les menaces, la surveillance, conjuguées à une déroute économique débutante, le font revenir de ses premières illusions. Cette expérience le rendra plus sceptique face au socialisme, plus critique, bien qu’il ne perde pas totalement ses idées de gauche.

Bibliographie sélective

EDWARDS Jorge et NERUDA Pablo, [19xx-1973] Correspondencia entre Pablo Neruda y Jorge Edwards, Alfaguara, 168 p.

EDWARDS Jorge, [1973] Persona Non Grata, España, Barcelona, Barral editores, 2ème éd., 1974

——— [1990] Adiós, poeta. Pablo Neruda y su tiempo, Barcelona, Tusquets editores, 2004, 314 p.

——— [2012] Los círculos morados, Memorias I, Santiago de Chile, Random House Mondadori